Sommes-nous poètes en notre sommeil ? C’était un peu ce que pensaient les théoriciens du surréalisme, qui cherchaient en quelque sorte à reproduire dans l’état de veille cette fonction de création à laquelle on se trouve voué quand on rêve. Ce qui a donné, entre autres tentatives, la fameuse « écriture automatique », chère à André Breton et ses amis.
La sagesse ancienne, quant à elle, considérait que le rêve a un pouvoir de divination. La divination n’est pas la poésie, même si les deux activités avaient tendance à se retrouver autrefois dans les mêmes personnes. Elle n’est pas la poésie, mais elle n’est pas non plus sans rapport avec la poésie. Tout poème est à sa façon un coup de sonde dans le monde à venir.
Nous parlons là, bien sûr, du poème qui ne se laisse pas réduire à cet objet plaisant qui fait le ravissement et le délassement des bonnes gens. Nous parlons du poème auquel pense Rimbaud quand, dans sa fameuse lettre à son ami Paul Demeny du 15 mai 1871 il écrit : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Par cette parole, en réalité, Rimbaud faisait œuvre, non pas tant de novateur que de restaurateur d’une pratique d’antique mémoire. Car c’est depuis la nuit des temps que le poète se fait voyant.
Ce qu’il voit, c’est le monde dans sa face invisible. C’est le monde dépouillé du voile de ses représentations, débarrassé de la segmentation que l’affairement des hommes lui fait subir, libéré des conceptions produites par les projets de réaménagement et par le prisme de leur ambition. Le « dérèglement des sens », pour reprendre la formule de Rimbaud, est ce qui permet d’échapper à ce qui obstrue la vue quant à la vérité du monde : à toute cette multiplicité d’événements et de constructions qui occupent le devant de la scène mais qui sont autant d’écrans.
Or le monde qui se manifeste dans sa vérité nue, c’est un monde qui se manifeste dans son devenir. Ce n’est pas une « photo instantanée ». Tout ce qui relève de son présent correspond à la fois à l’aboutissement d’un passé et à l’accueil d’un avenir. Le poète voit le monde comme si ce dernier n’était pas la scène où prennent place les acteurs qui le peuplent, mais comme s’il était lui-même l’acteur universel qui se meut et qui, dans son mouvement, dit quelque chose. Comme un visiteur qui, l’espace d’un instant, se tourne vers nous et s’adresse à nous. C’est parce que, ayant dégagé de son horizon tout ce qui, à travers son agitation, fait diversion eu égard à cet événement fondamental qu’est la parole du monde dans son mouvement, il est comme mis dans le secret de ce qui s’annonce.
Freud et sa pierre de rosette
Or ce à quoi parvient le poète au prix de ce travail qu’est « le long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », le rêveur y parvient aussi en laissant le songe advenir. En cueillant au réveil la vision qui lui a été délivrée pendant son sommeil. Bien sûr, cette vision a besoin d’être déchiffrée. Le langage dans lequel elle s’exprime n’est pas celui qui nous est familier.
Sans doute, comme Joseph, il faut avoir la fibre prophétique pour lire dans le rêve ce qui, en lui, nous révèle le visage de l’avenir. Mais enfin, ce pouvoir prophétique de l’interprétation a lui-même besoin d’être excité par l’énigme qui, tout en cachant, fait signe vers un sens. Ce que le rêveur a vu, de son œil de l’âme vu, son rêve nous le dit. Dans sa sagacité, l’interprète ne fait que repêcher, pour s’en faire l’écho, la vérité d’une vision, dans toute sa perspicacité.
Cet exploit du rêveur, on pourrait bien entendu l’expliquer en relevant que le sommeil équivaut à un « dérèglement des sens ». Il nous soustrait, lui aussi, à ce qui obnubile notre attention et qui la dévie de la libre contemplation du monde. Dans le rêve, c’est une autre forme d’être au monde qui se manifeste. Notre existence quotidienne, dans l’état de conscience qui caractérise nos échanges aussi bien avec autrui qu’avec nous-mêmes, nous rend généralement étrangers à cette autre forme d’être au monde.
Nous sommes comme déportés loin de cette réalité étrange, qui nous concerne pourtant au plus profond de notre identité. Et nous sommes tout disposés d’ailleurs à nous contenter du discours savant qui nous présente le rêve comme un phénomène purement physiologique : sorte de digestion par l’image et le son d’un vécu dont l’effet sur notre corps ne s’interrompt pas quand on dort. Le rêve, en ce sens, serait, et ne serait rien d’autre que la traduction par notre faculté imaginative de ce que nous recevons le jour comme influx dans notre organisme, en raison des rencontres heureuses ou malheureuses que nous faisons. A quoi s’ajouterait d’ailleurs le flux reçu au moment du rêve, s’il arrive que nous entendions un bruit dans le sommeil, que nous éprouvions une douleur quelconque, un inconfort…
Mais cette lecture exprime de notre point de vue une désolidarisation de soi avec soi : une façon de renier une partie de notre être au monde parce que nous avons désappris à lui faire une place dans l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Et il est bon que la psychologie moderne se soit émue de cette scission, en dénonçant l’identification du soi à la conscience de soi. Il n’y a pas de hasard, du reste, à ce que Sigmund Freud ait été, avec son concept d’inconscient, à la fois l’instigateur de cette dénonciation et l’auteur d’un livre qu’il considérait comme son ouvrage majeur : l’Interprétation du rêve.
Il faut, plus de 120 ans après la publication de ce livre, saluer le geste du médecin autrichien qui, tout à la fois, jette le doute sur les prétentions de la conscience à représenter de façon exhaustive l’identité du sujet humain et inaugure, sur des bases scientifiques, une lecture du contenu des rêves qui fait appel au symbolisme. Freud se démarque de ses pairs de l’époque qui rejetaient l’interprétation des rêves dans l’histoire des conceptions pré-rationalistes et qui rangeaient les songes du côté des manifestations psychiques de notre vie physiologique. Pour lui, les rêves nous disent quelque chose et, comme la pierre de rosette a permis de déchiffrer le langage hiéroglyphique des anciens Pharaons, il est possible également de rendre intelligible le langage des rêves par leur analyse minutieuse et leur comparaison attentive.
Freud tenait en très haute estime sa trouvaille. Le rêve, nous dit-il, est « la voie royale de l’inconscient ». Or l’inconscient, c’est cette nouvelle révolution copernicienne en vertu de laquelle l’homme découvre qu’il n’est pas, en tant que conscience, le centre de lui-même. De la même manière que la terre n’est pas le centre de l’univers. La compréhension du langage des rêves, par conséquent, est ce qui nous permet d’entrer en intelligence avec ce qui constitue notre véritable centre. L’univers du moi a désormais sa nouvelle astronomie !
Le parti-pris œdipien
Mais que faut-il penser aujourd’hui de cette trouvaille ? Car c’est peu dire que ses résultats n’ont pas fait l’unanimité. L’ambition d’une interprétation scientifique des rêves, c’était aussi celle de faire irruption sur le terrain de l’herméneutique et d’instaurer une approche objective qui avait toujours été le talon d’Achille des différentes théories. S’agissant du rêve, le pari semble d’autant plus risqué.
Il suppose en tout cas une rupture entre rêve et poésie. Car si on admet qu’il n’est pas nécessaire d’être inspiré pour interpréter un rêve, qu’au contraire il faut être dans la distance la plus dégagée de toute inspiration, cela signifie que ce que dit le rêve et ce que dit le poème relèvent de deux registres tout à fait différents.
La grande hypothèse de Freud en ce qui concerne les rêves, c’est qu’ils réalisent un désir. Sachant quelle conception il se fait par ailleurs de la vie du désir chez l’homme, et de la prévalence dans cette vie de la sexualité dans sa forme « œdipienne », il semble qu’on soit rapidement fixé sur la nature du voyage auquel nous convie Freud au pays de l’inconscient : ce n’est pas du grand dépaysement. C’est même assez sordide tout en étant répétitif ! Hé oui. Et l’inventeur de la psychanalyse de nous expliquer que c’est la « blessure narcissique » qui nous empêche d’accepter que ce qui fait l’essentiel de notre vie profonde soit si peu exaltant. Entre temps, l’impression est que Freud a ouvert un horizon pour aussitôt le rétrécir de façon tragique.
Le thème du symbolisme, qui aurait pu frayer un chemin vers la question du rêve comme atelier de création collective de formes communes en état de sommeil, et donc à celle d’une communauté poétique par-delà l’état de veille et son organisation, par-delà même la frontière des cultures, sert au contraire à poser une sorte d’alphabet du désir, comme si l’âme indigente glanait — en qualité de simple consommatrice -— dans le souvenir de sa vie diurne des expédients dans le seul but de nous avouer ses désirs tus. Et que la profusion des images drainées parfois du fin fond de notre mémoire mythologique n’avait d’autre utilité que de contourner la censure exercée sur notre sexualité par la vie sociale… Ainsi va-t-on du « contenu manifeste » du rêve à son « contenu latent », selon la terminologie freudienne. Il y a là comme un formidable assèchement du merveilleux, que Freud peut bien mettre sur le compte de sa sobriété de savant, mais en quoi nous voyons pour notre part une manière de ramener l’étrangeté de notre génie poétique dans le rêve à une vulgaire opération de cachoterie.
Il est clair en tout cas qu’entre l’entreprise initiale de renouer avec le rêveur que nous sommes, et avec la parole qui est la sienne et que nous avons à assumer comme nôtre et, d’autre part, la manière particulière dont nous est présentée le détail de cette entreprise, il y a le chemin d’une déception intellectuelle qui explique probablement le nombre considérable de critiques qui ont été adressées à Freud, y compris de l’intérieur de la communauté des psychanalystes. D’autant que l’héritage de la pensée mythologique est lui-même touché, en ce sens que ses figures sont ramenées à une sémantique assez affligeante qui, comme nous l’avons signalé, tournent autour d’un érotisme aussi entêté qu’égoïste dans le cadre du complexe d’Œdipe.
L’atelier collectif des symboles
Freud, dirions-nous, a jeté une tête de pont en direction de cet homme « unidimensionnel », pour reprendre l’expression du philosophe Herbert Marcuse, et en cela il demeure un pionnier. Mais l’opération qui a suivi, celle de l’occupation des lieux, a été un échec lamentable. D’autant plus lamentable qu’au lieu de se laisser gagner par la vaste étendue du monde du rêve et par ses perspectives infinies, on a ramené ce dernier aux mesures étriquées de l’univers de nos petits désirs et autres régressions libidinales qui agitent la comédie de l’existence bourgeoise que nous menons. Sur les décombres de cet échec, demeure intacte la question du lien entre rêve et poésie.
On ne s’étonnera donc pas que l’expérience poétique qui s’est cru bien inspirée de s’adosser sur les « découvertes » de la psychanalyse — celle du surréalisme — ait été elle-même décevante. Ne prenant congé de sa médiocrité que pour autant qu’elle sût parfois oublier les prémisses de la théorie freudienne. Et que les grands noms de la poésie française qui ont été mêlés à cette aventure esthétique sont pour la plupart des poètes qui ont claqué la porte du mouvement, d’une façon ou d’une autre.
Le désaveu du surréalisme par de nombreux poètes, qu’ils y aient fait ou non un passage, a laissé ouvert le chantier des interrogations : le poète n’est-il qu’un rêveur qui a su aller à la rencontre de la parole de son rêve afin de lui donner une résonance dans le monde de la veille grâce à la finesse de son oreille et à la justesse de sa voix ? Ou est-ce plutôt un rêveur dont la puissance visionnaire est telle qu’elle ne peut s’empêcher de faire effraction parmi nous, en culbutant sur son passage l’ordre langagier de notre vie coutumière : auquel cas l’œuvre du poète est d’être seulement le complice de cette puissance ? Et ces symboles dont nous parle la psychanalyse et en quoi elle s’imagine apercevoir des moyens détournés d’exprimer le désir, sont-ils l’expression d’un libre usage de nos mythes, de nos récits communs, ou suggèrent-ils une aptitude de notre âme à l’art collectif dans notre sommeil, à l’image de ces oiseaux qui dessinent ensemble des figures dans le ciel qu’on appelle « murmuration » ?
Oui, nous sommes bien des poètes dans notre sommeil. Mais c’est à ne pas l’être au réveil, c’est à ne pas s’y connaître en contrechant, qu’on en vient à l’ignorer et à le dénier. Qu’on en vient aussi à demeurer étrangers à l’hymne qui, de rêve en rêve, de rêveur en rêveur, s’élève de nos âmes dans la grande cathédrale du monde. Dès lors, il ne nous parvient plus de nos nuits que des bribes, et nous passons notre chemin.