Lorsque j’avais sept ou huit ans, j’avais l’habitude de passer les vacances d’été chez mon oncle maternel, dans un petit patelin calme et pittoresque des îles Kerkennah. Mon oncle était instituteur ce qui, joint à sa grande maison pourvue d’un vaste jardin, lui octroyait une certaine notoriété et lui valait le respect de tous. Un peu par nécessité comme cela est compréhensible pour les familles nombreuses, mais peut-être aussi par désœuvrement ou par passion atavique, mon oncle l’un des rares lettrés du village à l’époque, élevait dans son jardin quelques moutons qui pourvoyaient la famille en viande à l’occasion et assuraient surtout le mouton de la fête annuelle du sacrifice.
Le troupeau, à cette époque, était constitué de deux ou trois brebis, quatre agneaux et un mâle superbe de deux ans, majestueux et fier, aux cornes élégamment recourbées, doté d’un sale caractère qui ne se laissait mener que par mon oncle en personne. Conscient selon toute apparence d’être le seul mâle du troupeau, il pavanait comme un coq régnant sur son harem en maitre absolu. La consigne était pour mes cousins et pour moi-même de l’éviter et de ne jamais le contrarier.
Le petit troupeau de mon oncle passait la nuit dans le jardin et, au petit matin, il fallait le conduire à l’enclos collectif situé à l’orée du village. Quand toutes les bêtes du village étaient réunies là-bas, le berger les menait brouter dans les alentours jusqu’au crépuscule. Elles étaient alors ramenées au village et relâchées devant l’enclos d’où elles regagnaient, seules, les demeures de leurs propriétaires. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi il était nécessaire de les mener chaque matin à l’enclos puisqu’ elles savaient le chemin du retour.
Mais c’était une corvée assez plaisante à laquelle on s’adonnait sans rechigner, parfois à deux, souvent plus.
Il se trouva ce jour-là que j’étais le seul à être déjà réveillé au moment de conduire les moutons à l’enclos collectif. Je me proposai donc de le faire, moi le citadin sans réelle expérience, malgré les doutes de mon oncle. Sous mon insistance, il se laissa convaincre, se contentant de me rappeler la consigne de foutre la paix au mâle qui pouvait être dangereux pour un gamin chétif comme moi. En réalité, je n’avais pas vraiment besoin de cette mise en garde pour ressentir au fond de moi la brûlure de ma propre appréhension face à cette menace sans équivoque. Mais j’avais décidé de me conduire en homme et il était hors de question de craindre un bélier !
Le départ fut donné paisiblement, sans anicroche. Le troupeau s’ébranla dès la première poussette et le fier matamore se contenta de me regarder avec amusement me sembla-t-il. Prudent, je pris tout de même soin de me placer toujours du côté opposé à celui où il se trouvait. Au fil des mètres, je prenais de l’assurance et je me sentais gonflé d’orgueil à l’idée de remplir aussi bien ma première grande mission solitaire.
Et chaque fois que je croisais avec mon petit troupeau un villageois qui conduisait le sien, il me confiait ses bêtes pour se libérer de cette tache relativement simple et aller s’occuper d’affaires plus importantes. Je n’avais pas bouclé la moitié du chemin que j’étais déjà à la tête d’un troupeau imposant de plusieurs dizaines de têtes. Ma fierté prit des proportions énormes. Ma responsabilité aussi. De même que les désagréments de conduire des bêtes qui n’en faisaient souvent qu’à leur guise.
La responsabilité devenait trop lourde et je n’avais ni assez de mains pour remettre toutes les bêtes au pas, ni assez d’expérience. Et c’était précisément à ce moment où j’avais le plus besoin de l’aide compatissante des « mes » propres bêtes que le bélier de mon oncle commença à faire des siennes. Tantôt il s’arrêtait pour brouter une brindille, tantôt il s’écartait brusquement de la route et refusait obstinément de suivre les ordres que je lui communiquais par une légère pression sur sa croupe. J’aurais pu l’abandonner à ses lubies si sa conduite n’affectait pas mon autorité sur les autres moutons.
Comme s’il était le maitre unanimement élu par toutes les bêtes qui composaient le troupeau, il semblait leur dicter secrètement la conduite à tenir et les inciter à faire ce qu’il faisait. Cela devenait une véritable mutinerie ! Si je ne mettais pas le holà à cette pagaille, le troupeau ne serait jamais à l’heure à l’enclos et ma réputation de meneur de bêtes ne s’en remettrait jamais. Je n’imaginais même pas la tête de ces pauvres villageois qui m’ont confié leur bien, confiants dans mes capacités et mon savoir-faire !
Pendant ce temps, le bélier de mon oncle prenait un malin plaisir me semblait-il à voir mon embarras et mon impuissance. On dira ce qu’on voudra des bêtes mais ce bougre-là me regardait chaque fois qu’il faisait l’imbécile, avec l’air de me narguer personnellement. Toutes mes bonnes résolutions disparurent et une fureur aveugle s’empara de moi. Je n’allais tout de même pas abandonner mon autorité à une bête, tolérer d’être éclipsé par elle et lui laisser l’initiative ! Ce fut à ce moment-là que je fis ce qu’on m’a précisément prévenu de ne pas faire.
Exaspéré par l’indiscipline fort incivile de mon faux compagnon, je me mis derrière lui et le poussai aussi fort que me le permettaient mes faibles bras. Mon geste l’ayant apparemment surpris, il se retourna lentement et me regarda incrédule. Autour de moi, les autres moutons semblaient à mille lieues de se douter du drame qui se déroulait devant eux. J’étais debout, les bras ballants, les yeux hagards, le cœur cognant comme un moteur emballé et une chaleur atroce irradiant ma poitrine.
Je vis avec horreur le bélier me défier du regard et je sentis, par instinct quasi animal, qu’il avait pris une décision et qu’elle ne serait pas agréable. Ses oreilles se dressèrent, ses pattes trépignèrent imperceptiblement et sa lourde queue grasse de fier Barbarin s’agita tandis que ses yeux me fixaient intensément.
Il recula de quelques pas, sans apparente animosité et allait s’élancer vers moi. Moi, les yeux révulsés fixés sur lui, sans oser lui tourner le dos, je fis précipitamment plusieurs pas en arrière et je me retrouvai piteusement les quatre fers en l’air, sans défense, à la merci du monstre…Je n’avais pas la force de me relever et je continuais à le regarder intensément.
C’est alors que je vis l’expression de son « visage ». Il avait carrément l’air de se marrer, de rire de ma déconvenue, de s’amuser de ma frayeur et de ma chute ridicule. Ceux qui prétendent que les animaux ne rient pas se trompent lourdement. Le bélier de mon oncle était bien là, à peine s’il ne s’esclaffait pas, une lueur amusée scintillant dans ses yeux, l’air de me dire :
-Tu es bien puni petit couillon. Évite de te frotter aux vrais durs la prochaine fois !
Il me tourna finalement le dos et s’en fut directement vers l’enclos sans le moindre regard pour moi jusqu’à l’arrivée. La pitié inattendue de la bête fit plus mal à mon orgueil que le coup de tête que je m’attendais à recevoir.