Le 27 janvier, des plaidoiries finales sont annoncées dans un procès devant une chambre spécialisée du Kef, au nord-ouest de la Tunisie. Les victimes y mettent tous leurs espoirs. Car entre les lenteurs et les blocages subis par les juges et la faiblesse des avocats des victimes, la justice transitionnelle tunisienne semble en sursis.
Ce lundi 16 janvier 2023, le Tribunal de première instance de Tunis s’attend à une journée chargée. La matinée est marquée par l’appel à la barre d’Imed Trabelsi, le neveu préféré de Leyla Trabelsi Ben Ali, épouse du président déchu Zine el-Abidine Ben Ali, ramené de prison où il croupit depuis douze ans pour comparaître dans une affaire de corruption. Puis suivra l’audition de Taoufik Baccar, ancien gouverneur de la Banque centrale de 2004 à 2011. D’autres dossiers importants doivent être examinés.
Or, en trois heures et demi, de 10h à 13h30, la présidente de la chambre criminelle spécialisée de Tunis renvoie les 16 affaires du jour au 3 avril. Des affaires aussi complexes les unes que les autres, dont plusieurs sont ouvertes depuis près de cinq ans. Certaines traitent de violations graves des droits de l’homme, dont l’histoire de Hedi Boutib, étudiant islamiste tué en 1990 par la police universitaire, et le dossier de la communauté juive tunisienne, présenté pour cause de discriminations dans le domaine de la santé. Mais la majorité des crimes qui défilent ont trait à des malversations financières, à la corruption dans le secteur bancaire et aux détournements de bien publics impliquant la famille de Ben Ali, ses alliés et les hommes d’affaires de son premier cercle.
Les renvois de la présidente de la chambre répondent aux demandes des avocats des prévenus, à ceux des parties civiles ou encore aux sollicitations du chef du contentieux de l’État, lorsque ce n’est pas la juge elle-même qui constate l’absence des avocats de certaines victimes ou de quelques accusés. La magistrate annonce de prochaines auditions complémentaires à huis clos dans le dossier sur le richissime homme d’affaires Chafik Jarraya, ramené lui aussi de prison où il se trouve depuis 2017. Mais ni les représentants des juifs de Tunisie, ni la famille de Hedi Boutib n’ont assisté à cette audience. En réalité, le processus judiciaire de l’après dictature en Tunisie s’éternise, menacé par une volonté manifeste de l’enterrer. Plus grand monde n’y croit.
Manœuvres dilatoires
Inaugurés en mai 2018, aucun des 205 dossiers instruits par l’Instance vérité et dignité (IVD), transférés devant les 13 chambres pénales spécialisées dans la justice transitionnelle couvrant tout le pays et impliquant 1746 auteurs présumés n’a abouti jusqu’ici à un verdict. Le processus s’émousse à force d’attente. Les obstacles qui jalonnent ce parcours du combattant frustrent, voire désespèrent la majorité des victimes. Pour Sihem Bensedrine, ancienne présidente de l’IVD, « ouvrir tous les dossiers en même temps ne mène nulle part. Le report incessant équivaut à un déni de justice vis-à-vis des victimes. »
Dans un rapport publié en décembre 2020, plusieurs organisations nationales et internationales dont l’Association des magistrats tunisiens, l’Organisation mondiale contre la torture et la Commission internationale des juristes, avaient déjà dénoncé la surcharge de travail des magistrats de ces chambres qui doivent, démunies de toute logistique, traiter également des dossiers de la justice ordinaire. Elles avaient constaté que le mode de nomination des juges par rotation annuelle perturbait le travail de ces instances, transférait des magistrats expérimentés vers d’autres juridictions et donnait lieu à de longs délais entre les audiences, jusqu’à six mois parfois, le temps que les quorums de juges dans les chambres spécialisées soient constitués.
« Du côté des accusés, on continue les manœuvres dilatoires pour prolonger sine die le temps du procès en espérant que le président Kaïs Saied publie un décret annulant l’existence des chambres spécialisées. Ils usent sans relâche, depuis près de cinq ans, de tactiques de blocage et d’empêchement : soit le prévenu ne se présente pas devant la cour, soit son avocat n’est pas là », affirme Hamza Ben Nasr, coordinateur de la justice transitionnelle au sein de l’ONG Avocats sans frontières (ASF). A l’audience du 16 janvier dernier, le chef du contentieux de l’État, qui défend les intérêts économiques de l’État devant les tribunaux, ainsi que plusieurs avocats des prévenus, ont effectivement demandé à plusieurs reprises le report d’audience pour examiner les dossiers et y répondre ; mais les avocats des victimes n’ont pas semblé non plus prêts pour plaider et faire avancer le processus.
Faiblesses chez les avocats des victimes
Même lorsque des magistrats se déclarent prêts à écouter les plaidoiries des avocats, ils ne trouvent pas de répondant. Ainsi de la présidente de la chambre spécialisée du Kef, à 175 km à l’ouest de Tunis, qui a annoncé en avril dernier aux héritiers de Nabil Barakati, syndicaliste et militant d’extrême gauche assassiné en 1987, qu’elle réservait la prochaine audience aux plaidoiries. Face à elle, les avocats des parties civiles ne semblaient pas prêts, y compris pour présenter leurs conclusions finales.
La plupart des hommes et des femmes défendant les victimes des violations graves des droits de l’homme travaillent pro bono et ont vu, eux aussi, leur passion pour le processus s’estomper au fil des ans. « Certains n’ont même pas consulté les dossiers d’accusation préparés par l’IVD », assure Hamza Ben Nasr. Les prévenus, eux, font appel aux plus chevronnés parmi les professionnels du barreau. Des avocats rémunérés, qui vont aujourd’hui jusqu’à réclamer des réparations au bénéfice de leurs clients pour tous les « désagréments » subis au cours de ce marathon judiciaire.
Elmy Khadri, président de l’association Al-Karama pour les droits et libertés, lui-même ancienne victime sous la dictature, ne rate aucune audience de la chambre spécialisée de Tunis, et s’est improvisé journaliste pour rendre compte des diverses affaires, ratissant le pays pour suivre l’évolution des dossiers. Il constate : « Il n’y a aucune coordination entre les avocats [des victimes]. Ceux des bourreaux, par contre, semblent travailler ensemble et présenter des arguments puisés dans le même registre. Ils contestent tous, par exemple, l’effectivité des chambres spécialisées depuis que la nouvelle Constitution a effacé toute mention de la justice transitionnelle dans ses articles. Or, ils savent que la loi organisant la justice transitionnelle reste en vigueur. »
Sihem Bensedrine est convaincue que la plupart des avocats des parties civiles ignorent les spécificités de la justice transitionnelle, confondant ses fondements avec ceux de la justice ordinaire. « La réparation n’est pas de la compétence des chambres spécialisées. C’est le Fonds de la dignité qui est chargé de compenser les victimes sur la base des décisions de réparation édictées par l’IVD. Une telle requête des avocats [devant les chambres spécialisées] ne joue qu’un rôle supplémentaire de ralentisseur », se lamente-t-elle.
Blocages institutionnels
« Les chambres criminelles spécialisées éprouvent également des difficultés à enquêter sur des affaires de corruption et de détournement de fonds publics en raison du temps que ces affaires exigent et d’une expertise insuffisante dans le domaine du droit pénal des affaires », constataient de leur côté, en février 2021, cinq rapporteurs des Nations unies travaillant sous la houlette du Conseil des droits de l’homme, dans un courrier envoyé à la présidence du gouvernement.
En fait, les magistrats des chambres pénales spécialisées ont affronté plusieurs sources d’adversité : les syndicats de police, qui ont demandé aux membres de leurs corporations accusés dans des affaires de torture de ne pas répondre aux convocations de l’IVD ; le ministère de la Justice, qui n’a jamais réservé un traitement avec primes et avantages à la mesure de la charge des juges des chambres spécialisées ; le Conseil supérieur de la magistrature, qui a continué à muter les magistrats d’un tribunal à l’autre au début de chaque année judiciaire.
Les juges tunisiens travaillent aujourd’hui dans un contexte politique extrêmement hostile, notamment depuis que le président de la République, qui dispose des pleins pouvoirs depuis qu’il a suspendu le parlement en juillet 2021 et gouverne par décret, mène une guerre sans merci contre l’appareil judiciaire. Le 1er juin 2022, il a émis un décret pour révoquer 57 juges en les accusant, d’une manière sommaire, de corruption et d’obstruction aux enquêtes. Le 20 mars, il avait également fait adopter un décret-loi sur la conciliation pénale qui équivaut à une amnistie pour les hommes d’affaires accusés d’infractions économiques et financières, selon plusieurs ONG travaillant sur la justice transitionnelle, dont ASF. Un décret-loi qui doit d’ailleurs retirer les crimes de corruption des chambres spécialisées et de toutes les autres juridictions.
« Le Kef est notre bouée de secours »
La présidente de la chambre spécialisée du Kef vient de fixer la prochaine audience dans l’affaire Nabil Barakati au 27 janvier, plusieurs mois après avoir annoncé avoir achevé ses auditions et confrontations et être prête à prononcer un verdict. Ridha Barakati, frère de Nabil et fervent défenseur de sa mémoire, court ici et là pour mobiliser ses avocats. Trois des quarante avocats qui avaient assisté à l’ouverture de ce procès, le 4 juillet 2018, mettent ces jours-ci la dernière touche à leurs plaidoiries.
« Le Kef est notre bouée de secours. Notre dernière chance. Car personne ne peut garantir que la présidente de la chambre ne soit pas mutée lors d’une prochaine rotation des juges de la justice transitionnelle. Ni que le président ne publie un décret-loi pour annuler ces structures judiciaires », alerte Ilyes Bensedrine, avocat, conseiller juridique à ASF et ancien sous-directeur chargé des investigations à l’IVD. Une première plaidoirie suivie d’un premier verdict pourraient peut-être raviver la flamme de la justice transitionnelle tunisienne et inciter d’autres magistrats à prononcer des jugements tant attendus.