Le juge d’instruction du 6e bureau auprès du pôle judiciaire économique et financier m’a convoquée le jeudi 2 mars 2023, pour me signifier une mesure d’interdiction de quitter le territoire, dans l’affaire de la prétendue « falsification du rapport » de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), ouverte en février 2021.
Il m’a également notifié mon inculpation pour « s’être procuré des avantages injustifiés », « causé des préjudices à l’Etat » et « falsification », en vertu des articles 96, 98, 172, 175, 176, 177, accédant à une demande du parquet en date du 20 février 2023.
Des mesures déjà annoncées le 17 février 2023, par la chroniqueuse Wafa Chadli, réputée proche de la ministre de la Justice.
Plusieurs membres du conseil de l’IVD, ainsi que certains fonctionnaires ont également été soumis ces derniers jours, à de longues heures d’interrogatoires policiers dans les locaux de la Brigade économique à El Aouina, au sujet de la même affaire, sans pouvoir bénéficier de l’assistance de leurs avocats, en raison de leur statut de témoins.
Ce qu‘on reproche à l’instance c’est l’insertion dans la version finale de son rapport d’un paragraphe lié à l’affaire de la Banque Franco-Tunisienne (BFT). Ce qui n’existe pas dans la version remise au président de la République le 31 décembre 2018, avant sa publication officielle sur le site de l’IVD le 26 mars 2019. Sachant que légalement c’est la version publiée qui fait foi, et non celle donnée au Président de la République.
Le montage consiste à dire que la page 57 du chapitre sur la corruption de la BFT a été « rajoutée » par la présidente, sous entendant qu’un pot de vin lui aurait été versé en contrepartie d’un « alignement sur la thèse de la partie adverse ».
Or, trois éléments contredisent cette thèse du rajout :
1. La version du rapport remis à la Présidence de la république ne pouvait ni matériellement ni techniquement être la version finale d’un rapport de 3000 pages, puisque :
a. Le Conseil de l’IVD avait voté l’adoption du rapport final dans sa globalité le 30 décembre 2018 et avait donné un délai à ses membres jusqu’à la fin du mois de janvier 2019 pour apporter les corrections préalablement validées par le Conseil lors du vote de chaque chapitre du rapport. Cette décision est consignée dans son PV du 28 décembre 2018, et la présidente avait pour mission d’intégrer ces corrections validées dans le rapport final à publier.
b. Le 28 décembre, le protocole de la Présidence de la république informe l’IVD que la date de remise du rapport a été fixée au 31 décembre 2018. Le Conseil avait alors décidé d’imprimer une version préliminaire non corrigée en urgence pour la remettre au Président et de l’en informer lors de la rencontre, ce qui fut fait.
2. Le contenu objet du « rajout » a été rendu public dans la présentation PowerPoint https://www.youtube.com/watch?v=aRhGuuWl3M8 lors de la conférence de clôture des travaux de l’IVD organisée le 14 décembre 2018 ; l’enregistrement sur la chaîne Youtube de l’IVD en fait foi. (à partir de la minute 1:38:34 https://www.youtube.com/live/JRRUhx8vJ9U?feature=share)
3. Le même contenu figure textuellement dans l’acte d’accusation voté par le Conseil et transféré à la justice le 31 décembre 2018 dans le cadre d’une procédure d’investigation sur la corruption bancaire.
Le 16 janvier dernier, l’affaire de la BFT a été examinée par la chambre de Tunis spécialisée en justice transitionnelle dans le cadre de l’affaire sur la corruption bancaire (N°35) où certains magnats de la finance ont été cités à comparaître pour répondre de crimes d’abus de confiance dans la gestion des fonds publics, collusion avec les pouvoirs politiques, risques sur la solvabilité de l’Etat. Ce qui s’accommode mal du choix de liquidation de la banque pris dernièrement par les plus hautes autorités visant à enterrer l’affaire.
Le lendemain 17 janvier, une campagne de désinformation est engagée contre l’IVD et certains médias titrent « Sihem Bensedrine sur le banc des accusés », reprenant la campagne de désinformation engagée depuis la publication du rapport de l’IVD au JORT, visant à rendre l’IVD responsable des préjudices subis par l’Etat du fait de la corruption et qui a sévi depuis 32 ans dans cette banque.
Le passage incriminé se trouve à la page 57 du rapport sur la corruption où l’IVD évoque :« les risques pour les finances publiques… sachant que le groupe ABCI a réclamé au CIRDI une indemnisation de 1 milliard de dollars (environ 3 milliards de dinars) ».
L’artifice consiste à assimiler la description des risques portés par l’État tunisien dans cette affaire en arbitrage auprès du CIRDI à un dédommagement d’une valeur de 3 milliards de dinars, décidé par l’IVD en faveur de la partie adverse. Ce passage aurait « influencé » le CIRDI dans sa prise de décision en faveur de ABCI. Or le verdict final du CIRDI condamnant l’État tunisien pour violation des droits de l’investisseur et déni de justice a été prononcé en juillet 2017, alors que le rapport de l’IVD a été publié en mars 2019, à moins qu’il ait pu influencer le CIRDI rétroactivement.
La solution défendue par l’IVD (et que ABCI rejetait) consistait à recommander de céder la banque déficitaire à son propriétaire, de lui permettre de se retourner contre les débiteurs privés et de refuser le paiement de toutes les créances et dommages causés aux finances publiques sous la dictature, considérés comme dette illégitime. Mais le choix fait par les autorités publiques (sous le poids des lobbies de la finance) consiste à liquider la banque, ce qui a pour conséquence d’effacer l’ardoise des débiteurs et de faire supporter au contribuable toutes les dettes de la banque en plus des pénalités que va décider le CIRDI.
Toute cette cabale revient à criminaliser les travaux de l’IVD et ses conclusions, en violation flagrante de l’article 69 de la loi 2013-53 qui interdit que les membres et agents de l’IVD soient questionnés sur les conclusions relatives à leurs travaux.
C’est la véritable raison de cette campagne médiatique, transformée en poursuite judiciaire. Elle n’a rien à voir avec la falsification, mais plutôt avec l’impunité qu’on cherche à assurer à ceux qui ont provoqué cette catastrophe financière qu’aucun responsable politique n’a eu le courage d’affronter.
J’espère que cette fois-ci l’opinion publique ne se laissera pas abuser et intoxiquer ; ce qu’on doit retenir dans cette affaire c’est qu’il ne s’agit pas d’une évaluation des performances de l’IVD - qui ne relève ni de la compétence de la police, ni de la justice- mais bien de l’enterrement du processus de redevabilité judiciaire et de la lutte contre l’impunité des voleurs en col blanc qui ont mis à sac l’économie du pays et dont l’IVD a démasqué les crimes.