C’est rare qu’un journal en Occident ouvre ses colonnes à un point de vue différent de celui des Israéliens. Il convient de rappeler que la presse en Occident fait partie de l’espace démocratique et n’hésite pas à critiquer le pouvoir exécutif dans les affaires intérieures du pays. Mais s’agissant de la politique extérieure, elle s’aligne en général sur les orientations du gouvernement. Sur le conflit israélo-palestinien, la presse occidentale, à l’exception de certains médias de gauche, défend la position gouvernementale résumée dans la phrase suivante : « Israël a le droit de se défendre et de neutraliser l’organisation terroriste Hamas ». Aussi, la publication de la tribune du maire de Gaza, affilié au Hamas, est en soi un événement inhabituel de la ligne éditoriale du New York Times. Lorsque certains articles de ce journal font état de la souffrance des Palestiniens, ils sont contrebalancés par des chroniques et des éditoriaux loin d’être impartiaux.
Dans sa tribune, Dr Yahya Sarraj décrit l’horreur que vit la population de Gaza soumise aux attaques indiscriminées des avions et chars israéliens. Son propre fils, écrit-il, a été tué dans le bombardement de la maison familiale. La lecture de son récit donne la mesure de la tragédie sans nom des Palestiniens assiégés, affamés et bombardés au mépris du droit international et des résolutions adoptées par l’Assemblée Générale de l’ONU. Des immeubles d’habitation, des écoles, des hôpitaux, des centres culturels, des mosquées et des églises, et même le zoo de la ville, ont été la cible des bombardements de l’armée israélienne.
Cette tribune, dont la lecture donne des frissons dans le dos, devait inévitablement susciter des réactions des lecteurs du New York Times habitués à lire qu’Israël est « un Etat pacifique continuellement agressé par des terroristes inhumains ». Dans son édition du 1er janvier 2024, le quotidien a publié quatre réactions de lecteurs. Il est probable qu’il en a reçu des dizaines, voire des centaines.
La réaction des lecteurs du New York Times.
Deux lecteurs ont réagi avec hostilité, exprimant une perception du conflit favorable à Israël présenté comme un Etat attaqué de l’extérieur par une organisation terroriste violente. Le premier lecteur, habitant en Caroline du Nord, demande au Dr Sarraj s’il savait que le but du Hamas est la destruction d’Israël. « Vous dites, écrit-il, que les Palestiniens veulent la paix, mais les ¾ d’entre eux ont sauté de joie à la suite des massacres du 7 octobre. Est-ce là votre idée de la paix ? Si vous êtes intéressé par la paix, ne pensez-vous pas qu’il faille décrire honnêtement ce qu’il s’est passé entre Israël et Gaza et ne pas prétendre que Gaza est une victime innocente d’une agression militaire indiscriminée ?». Le deuxième lecteur, de la ville de New York, va dans le même sens et déclare que le Dr Sarraj n’est pas innocent, même si la mort de son fils est un événement tragique. « Il est responsable, écrit-il, de cette situation créée par le Hamas dont il est un fonctionnaire. Il fait partie de l’organisation qui conçoit et exécute des attaques horribles contre Israël. Il n’a pas dénoncé les meurtres du 7 octobre et il blâme Israël pour les attaques contre Gaza. Il ne critique pas la construction des tunnels où sont cachées les armes utilisées pour tuer des Israéliens. Il ne dit pas que l’argent utilisé pour la construction des tunnels aurait pu être utilisé pour améliorer les conditions de vie des Gazaouis. La lettre du Dr Sarraj est de la pure propagande qui cherche à légitimer le Hamas qui n’est qu’une organisation diabolique et génocidaire. Pourquoi publier une telle lettre ? » conclut-il.
Le troisième lecteur, habitant en Californie, portant un nom d’origine arabe, était content de lire une telle tribune qui donne à voir ce que subissent les Palestiniens à Gaza. Le quatrième, de l’Etat de Washington, a remercié le quotidien pour avoir publié un point de vue différent de celui des Israéliens, déclarant être le fils d’une victime de la Shoa. Il lui fallait souligner cette filiation pour se protéger de l’accusation d’antisémitisme. Il y a en effet des juifs qui ne se reconnaissent pas dans la politique israélienne envers les Palestiniens. Que montre la réaction de ces quatre lecteurs ? Elle indique que le conflit israélo-palestinien fait partie de la politique intérieure américaine et qu’il divise l’opinion, même si celle favorable à Israël est plus nombreuse. Arrêtons-nous sur les commentaires hostiles à la tribune du Dr Yahya Sarraj qui correspondent à la majorité de l’opinion en Israël.
Les Israéliens et le déni de la réalité
La réaction des deux lecteurs hostiles à la tribune du Dr Sarraj est assez représentative de l’opinion publique en Israël, choquée par l’horreur des massacres du 7 octobre. Mais l’opinion n’a été choquée que parce qu’elle nie le contexte politique et historique de cet événement tragique. Pour les Israéliens, Israël a été attaqué de « l’extérieur » sans aucune raison. Les Israéliens n’ont jamais considéré qu’ils étaient en guerre contre les Palestiniens dont ils ne comprennent pas qu’ils se rebellent. Pour eux, ils ont affaire à des délinquants, des marginaux incapables de sentiments humains. Ils n’ont jamais exprimé un malaise au sujet du nombre de Palestiniens tués par l’armée dans les territoires occupés, et se sont toujours désintéressés des conditions de vie à Gaza, ville assiégée depuis des décennies.
L’être humain est ainsi fait : il est plus sensible au malheur qui arrive aux siens qu’à celui des autres. Enfermés dans un imaginaire clos, les Israéliens ne perçoivent pas la réalité des rapports qu’ils ont avec les Palestiniens. Ils ne sont pas conscients du mépris qu’ils ont pour eux, mais ils sont surpris et révoltés que les Palestiniens les détestent. Cela relève de la psychologie du rapport entre le colonisé qui n’aurait pas le droit moral de se défendre contre le colonisateur qui l’opprime.
La culture coloniale refuse l’idée que le colonisé se rebelle et qu’il exprime des aspirations nationalistes. Elle refuse que l’opprimé se dote d’une organisation politique qui parle en son nom. Elle préfère des représentants d’indigènes domestiqués, des béni-oui-oui (l’expression est née dans l’Algérie coloniale) qui s’accommodent du statu quo colonial. Le gouvernement israélien vit dans un paradoxe : d’un côté, il délégitime Mahmoud Abbas réduit à la collaboration avec la police israélienne, et de l’autre côté, il lui est reproché de ne pas avoir d’autorité sur les Palestiniens qui préfèrent s’enrôler sous la bannière du Hamas.
La presse israélienne s’étonne par ailleurs que le Hamas soit populaire à Gaza et en Cisjordanie occupée, et s’étonne que les gouvernements arabes de la région ne condamnent pas le Hamas. Ceci indique que le conflit est vu avec des lunettes qui déforment la réalité du terrain. Pour la presse, l’hostilité des Palestiniens envers Israël n’a qu’une seule explication : l’antisémitisme. C’est pourquoi Israël attend du reste du monde qu’il ferme les yeux sur les bombardements aériens de civils coupables de ne pas se soulever contre une organisation terroriste antisémite. D’où la réaction verbale violente des officiels israéliens à la suite du dépôt par l’Afrique du Sud d’une plainte pour génocide à la Cour Internationale de Justice. Cette plainte n’aurait pas lieu d’être car le responsable de ces massacres, c’est le Hamas qui utiliserait les civils comme boucliers humains.
Les attaques meurtrières du 7 octobre ont définitivement changé le rapport de force entre les Palestiniens et Israël. Après une période d’adaptation où l’opinion israélienne montrera une intransigeance, elle changera de position sous la pression de la réalité et lorsqu’elle prendra la mesure des conséquences de ce conflit. Le bilan est déjà lourd pour la société israélienne : des centaines de soldats morts et blessés, des dizaines de milliers d’Israéliens déplacés dans des hôtels, un affrontement probable avec le Hezbollah qui a une puissance de feu plusieurs fois supérieure à celle du Hamas, une hostilité permanente des opinions arabes, des pertes financières évaluées en milliards de dollars, un isolement diplomatique international que les États-Unis n’ont pas pu endiguer.
L’opinion publique en Israël réalisera tôt ou tard que leur Etat a perdu la guerre sur les terrains militaire, politique, diplomatique et moral, et cela malgré, ou à cause, de la mort de milliers de civils tués à Gaza. Lorsque l’opinion comprendra qu’aucune armée n’a remporté une victoire politique contre un mouvement de libération nationale, elle sera prête à accepter l’idée de négocier avec ceux qui étaient appelés des terroristes.