Robert Badinter est mort hier dans son lit, quasi centenaire, le jour même où on a retrouvé la dépouille de Hind Rajab, petite fille palestinienne de 6 ans tuée par l’armée israélienne à Tell al Hawa, dans la ville de Gaza.
François Hollande, qui s’est incliné devant la mémoire de « l’homme de justice » que fut Badinter, venait juste d’expliquer quelques jours plus tôt que les civils massacrés à Gaza étaient de vulgaires « victimes de la guerre », des morts contingents « tués parce qu’ils se trouvaient là » et n’ayant en conséquence aucune place dans le cercle de la compassion. A l’en croire, la petite Hind ne mériterait donc aucun hommage.
J’ai eu l’impression que cette résurgence inattendue du cynisme mitterrandien nous conviait à une guerre des mémoires en temps réel entre le culte naissant de l’ancien avocat de Netanyahou, suppôt inconditionnel jusqu’à son dernier souffle du colonialisme sioniste, et le souvenir d’une petite fille de Gaza broyée par un génocide colonial.
Hind est morte comme avant elle 12.000 enfants palestiniens massacrés à Gaza depuis le 7 octobre. La voiture dans laquelle elle se trouvait avec cinq membres de sa famille avait croisé le chemin d’un de ces escadrons de la mort planqués dans des chars blindés qui s’en vont tirant des obus de gros calibre sur tout civil désarmé et privé de protection qu’ils aperçoivent. Cela se passait le 29 janvier.
Ceux qui accompagnaient Hind ont été déchiquetés les premiers. On se souviendra d’elle un peu plus que des milliers d’autres enfants tués par Israël parce qu’elle fut d’abord épargnée et qu’on a entendu sa voix au téléphone appeler désespérément à l’aide. Mais les Israéliens ont tué les secouristes qui ont tenté de l’atteindre et criblé de balles, à toutes fins utiles, le véhicule à l’intérieur duquel elle tentait de se dissimuler, au milieu des restes de ses proches. Elle n’aura donc pas l’occasion d’en dire plus sur les moments de terreur qu’elle a vécus.
Les tueurs israéliens ne pouvaient permettre qu’une petite fille de 6 ans, dont le prénom est à lui seul une anthologie de la poésie arabe, devienne une héroïne sauvée des entrailles de Gaza ; que, faisant exception à tous ceux de son âge qui ont été anéantis en silence, elle survive et témoigne, ne serait-ce que pendant le bref instant d’un miracle qu’ils n’auraient pas su empêcher.
Ils ont voulu, comme pour conforter la thèse de Hollande, que Hind ne soit qu’une âme palestinienne de plus suppliciée dans l’anonymat.
Badinter entrera sans doute un jour au Panthéon parisien dont les hôtes n’ont pu empêcher que quelques autres imposteurs de l’histoire de France s’infiltrent parmi eux. Et il sera alors pour une fois salutaire qu’en scellant le caveau de ses héros, la République française ne fasse en réalité que les envelopper dans l’oubli.
Hind restera, pour l'histoire qui s'écrira un jour, celle qui a alerté sur l’abandon de Gaza à la barbarie. Celle qui, en appelant les secouristes à venir la « sortir de là », enjoignait au monde de venir faire cesser le calvaire de son peuple.
Sa voix cristalline résonnera plus longtemps dans notre mémoire que les dévotions rendues à Badinter dans l’entre-soi de la gérontocratie néocoloniale.