Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [3]

Des cigarettes et des chats – comment se maintenir en vie

Klemperer et sa femme, Eva, ne peuvent pas vivre sans fumer. Alors, quand les pénuries et les restrictions leur rendent impossible l’accès au tabac, ils fument n’importe quoi – des feuilles de mûrier, des mégots, des cigares infâmes, ils se livrent à toutes sortes de trocs et de trafics, ont recours à tous les expédients pour se procurer de quoi satisfaire leur addiction [1]. Victor, en dernier ressort, fume la pipe, qu’il bourre avec ce qu’il trouve ; ils font de longs circuits pour aller tenter d’extorquer quelques cigarettes à un marchand de tabac dont la boutique est désormais interdite d’accès aux Juifs, ils mendient, ils rusent – mais ils ne renoncent jamais. Le tabac est aussi nécessaire à leur survie que la nourriture [2].

Ils ne songent pas à y renoncer un instant, cela fait partie de leur vie, ne pas y renoncer, c’est presque une façon de résister. Se battre pour le tabac, c’est une expression vitale, un signe de vie. Comme le fait de ne pas se laisser mourir de faim, de ne pas succomber à la tentation du suicide. Une façon de s’établir dans des dispositions de survie ou de vie ralentie, une posture animale (la tique d’Agamben [3]), durer, autant que faire se peut, faire le dos rond, aussi longtemps que la menace est là – et se stimuler à le faire en fumant, en cherchant à manger, n’importe quoi, ce qu’on trouve.

La survie est un perpétuel défi [4]. La terreur est maniaque, elle s’essaie à aller dans les détails, mais elle ne peut pas tout voir, tout prévoir, à chaque instant, il lui arrive de se relâcher, d’être occupée ailleurs, elle est constante, bien sûr, mais en même temps irrégulière. On la sent se déployer par vagues, se rapprocher, prête à fondre sur vous en particulier, ou bien au contraire s’éloigner ; on doit être perpétuellement attentif à ces variations d’intensité, ne pas cesser d’être sur ses gardes et, pour cela, on a besoin de la stimulation de la cigarette, du tabac. L’adjuvant de chaque minute, le support de la vigilance [5].

Et puis, le petit « luxe » auquel on ne renonce pas, même dans les pires moments de dénuement. C’est, on va le voir, comme les chats, et comme la voiture avant la guerre [6]. Ce qui témoigne de la persistance, envers et contre tout, d’une vie qualifiée. La vie qui fume, la vie qui s’accompagne d’un compagnonnage animal, cela demeure une vie en propre, par opposition à une pure et simple survie. C’est l’enjeu du petit surplus, de l’excédent infime qui est le signe de la « qualification ».

Je fume, donc je suis, je suis une personne humaine, pas seulement un corps qui se maintient en vie. Fumer, c’est dépenser, c’est sacrifier quelque chose, c’est l’inutile, le superflu – et à ce titre, c’est purement bataillien [7] – pas de vie sans dépense somptuaire, donc quelque chose résiste et tient bon contre face à l’entreprise de production du déchet humain.

Fumer est aussi une activité sociale qui suppose l’échange, il faut se démener pour trouver du tabac ou tout autre substitut, on reste dans les circuits de l’échange, on rompt l’isolement. Le fait même de considérer le tabac ou ses ersatz à l’égal de la nourriture montre que l’on n’a pas succombé à la réduction à la condition d’animal humain – les bêtes ne fument pas, elles vivent dans le monde de la subsistance, pas celui de la dépense. La dépense, c’est ce qui maintient les persécutés du côté de la vie en société, de la culture – dans le sens où l’entend Bataille. On trouve là, dans le journal et des conduites de survie/résistance dont il témoigne, un écho inattendu à La part maudite... Klemperer n’a jamais entendu parler de Bataille, son contemporain, son proche-lointain…

Et puis, surtout, il y a la question des chats.

L’enjeu du chat (des chats) se rapproche de celui du tabac. La « raison » voudrait qu’en temps de pénurie, de persécution, d’incertitude, dans un temps où la vie est suspendue à un fil, on ne s’embarrasse pas d’un animal domestique [8]. Or, c’est tout le contraire – plus la vie devient précaire, plus on s’accroche au chat, plus il est le compagnon indispensable, plus on tient à lui accorder sa ration de viande chaque jour, quitte à prélever sur celle des humains [9].

Plus la persécution s’accentue, la pression sur les réprouvés se fait insupportable, et plus on tient à affirmer que l’on ne va pas changer ses affections, son mode de vie, son environnement et ses inclinations pour autant. Le chat est, pour qui aime les chats, une consolation, dans ces conditions, bien sûr (celui qui vous reste « fidèle », contrairement à l’autorité qui, elle, vous a trahi et s’est reniée comme instance protectrice, incarnation du droit), mais il est surtout une façon d’affirmer que l’on demeure, en dépit des menaces et des discriminations, ce que l’on est en propre, c’est une façon de persévérer dans son être en tant que singularité – une amoureuse des chats, un couple qui est infiniment attaché à ses chats, successivement les dénommés Nickelchen et Muschel [10].

C’est aussi une façon d’affirmer et de défendre les droits de la communauté « vraie », fût-elle infime, fondée sur les affections et inclinations contre la prétendue et barbare « communauté de sang » des nazis.

Le délire racial et linguistique des nazis déborde sur le domaine animal et l’investit entièrement. Le 30 octobre 1934, Klemperer note dans le journal : « J’ai reçu une revue frappée de la croix gammée, Das deutsche Katzenwesen [11]. Un essai sur son utilité, écrit par son directeur général dans le grand style politique. Les associations regroupant les propriétaires de chats sont aujourd’hui fédérées au niveau du Reich ; seuls les aryens ont le droit d’en faire partie. Je n’aurai donc plus à payer mon Mark mensuel pour l’association locale [12] ». Un peu plus loin, il mentionne qu’il « continue de recevoir le Magazine félin, bien que non-aryen. On y fait l’éloge du « chat allemand » contre les chats étrangers, « aristocratiques » [13].

Mais il y a moins drôle et même plus sinistre : peu à peu se précise la menace que les Juifs soient privés du droit d’avoir des chats (comme d’être propriétaires d’une maison, d’une voiture, et de bien d’autres choses). Le 3 décembre 1938, Klemperer note : « Il y a bien toujours les chats qui nous tiennent compagnie, mais ils sont promis à la mort, et c’est horrible » [14]. Le 10 septembre 1939, on relève cette sorte d’étonnant distique dans lequel se trouvent coagulées la vie de l’Etat (la « grande » politique, le début de la guerre) et l’infime : « Le plus sombre, c’est la situation de notre petit chat.

Où est Goebbels ? Il se tait depuis le déclenchement de la guerre, non, déjà depuis le pacte russe » [15]. En avril 1940, alors que les conditions matérielles des Juifs ne cessent de se dégrader, Klemperer relève sombrement : « La ration de viande a été tellement réduite que nous n’allons pas pouvoir le [Muschel] sauver [16] ». En septembre 1941, la descente dans l’abîme se poursuit : « Et maintenant, le dernier reste de notre ration de viande disparaît dans la petite gamelle de Muschel et l’animal n’est pas encore rassasié » [17].

Remarquable est le renversement ici à l’œuvre : en règle générale, l’animal domestique est nourri des restes, des reliefs des repas de ses maîtres. Ici, c’est l’inverse qui se produit : le peu qui « reste » aux humains déclassés, que leur concède le pouvoir affameur, revient au chat en priorité. A lui les maigres rations de viande, à ses maîtres les pommes de terre – quand il en reste... Enfin, en mai 1942, tombe le couperet : il est interdit, par décret, aux Juifs de « garder des animaux d’intérieur (chiens, chats, oiseaux), l’interdiction prend effet immédiatement, il est également interdit de donner ces animaux aux soins d’un tiers ». C’est, conclut Klemperer, « la sentence de mort pour Muschel, que nous avons eu depuis plus de onze ans et auquel Eva tient beaucoup.

Nous allons le conduire dès demain chez le vétérinaire pour lui éviter l’angoisse de devoir être emmené et mis à mort en même temps que tous les autres. Quelle cruauté abjecte et vicieuse envers les quelques Juifs qui restent » [18]. La mise à mort programmée de Muschel revêt, pour les Klemperer, une valeur symbolique – tant que leur chat vivait, les accompagnait dans leurs épreuves, il y avait encore de l’espoir. Son extermination semble sceller la fin de toute espérance, elle annonce de plus grands malheurs encore : « Nous nous étions dit si souvent : la queue dressée de notre petit chat est notre pavillon, nous ne baisserons pas, nous garderons la tête haute, nous sauverons la vie du petit animal, et le jour de la victoire, en signe de fête, Muschel aura droit à une ’escalope de Kamm’ (le meilleur boucher à la ronde pour la viande de veau). Que le pavillon doive s’abaisser maintenant me rend presque superstitieux. Avec ses onze ans et plus, l’animal était particulièrement alerte et juvénile ces derniers temps.

Pour Eva, il avait toujours été un soutien et une consolation. Elle va maintenant avoir moins de force de résistance qu’avant » [19]. L’image, proprement messianique, de la survie associée à celle du chat, est effacée par le décret scélérat. Les conditions morales de la survie vont s’en trouver d’autant aggravées... Quelques jours plus tard, survient la mise en demeure d’avoir à se défaire du chat : « Nous avons hésité des jours entiers. Aujourd’hui, des nouvelles sont arrivées selon lesquelles un ordre de la Communauté [juive, courroie de transmission des directives nazies] était en route, quand je l’aurai reçu, je n’aurai plus le droit de disposer moi-même de l’animal. Nous avons hésité jusqu’à quatre heures – les consultations du vétérinaire se terminaient à cinq heures. Si le régime ne s’effondrait pas dans la nuit, soit le petit chat serait livré à une mort plus cruelle et je serais, moi, en danger imminent. (La mise à mort d’aujourd’hui est bel et bien un peu dangereuse pour moi.) J’ai laissé la décision à Eva.

Elle a emporté l’animal dans le carton à chat, désormais traditionnel, puis elle a assisté à la mise à mort qui a eu lieu après une narcose rapide – l’animal n’a pas souffert. Mais elle, elle souffre » [20]. Trois jours plus tard, Klemperer note sobrement : « Eva n’en finit pas de pleurer Muschel, et la pauvre bête me hante moi aussi ».

Ce qui impressionne, dans cette description des derniers jours de Muschel, ce sont les changements d’échelle instantanés – le sort de l’animal expose la fragilité de la condition de son « maître » (mais le terme n’est pas du tout approprié ici, pas davantage que ne l’est celui de « propriétaire ») et ce qui se joue dans ce microcosme se rattache directement au domaine politique, historique – la seule condition pour que le chat fût sauvé eût été que le régime s’effondre « dans la nuit »... En d’autres termes, le destin du chat est une miniature de la situation présente et, plus particulièrement, du destin des Juifs survivants en Allemagne, à Dresde, à la fin du printemps 1942.

Une fois encore, dans la perspective des Klemperer, il existe un continuum entre condition humaine et condition animale, dans la configuration singulière qu’il évoque – le topos et l’agencement où se tient le couple, avec son chat ou ses chats successifs (mais cette communauté n’est pas entièrement fermée : lorsque les Klemperer ont encore leur maison avec jardin, des chats de passage y font leur apparition et on leur offre l’hospitalité). Des correspondances marquées s’établissent entre cette continuité et celle qui se manifeste entre régime de l’Histoire générale et chronique de la vie du couple, en tant que celle-ci, précisément, a tout à fait cessé d’être « privée », étant entièrement exposée à la brutalité du pouvoir, aux aléas de la vie politique, aux soubresauts de l’Histoire.
Lorsque, quelques mois plus tard, Klemperer envisage le pire, sa déportation, qu’il se demande s’il ne devrait pas encourager Eva à divorcer, afin de tenter de l’épargner (je n’ai, note-t-il avec une sombre ironie, « aucun goût pour l’autodafé des veuves »), il écrit : « Si je suis abattu en Pologne ou dans une ’tentative d’évasion’, qu’elle se charge de mes manuscrits et veuille bien continuer à vivre pour la joie de quelques chats » [21].

Dans LTI, Klemperer relève à plusieurs reprises la lourdeur avec laquelle le jargon et la Weltanschauung nazie a débordé sur le domaine félin, envahi le monde des chats : chats allemands contre chats « de luxe », étrangers et cosmopolites, manie de tout organiser s’étendant au monde des chats (« Organisation chapeautant l’institution allemande des chats »), sans oublier l’amitié « fanatique » du maréchal Göring pour les animaux, les vrais, s’entend, pas les Judenkatzen dégénérés et voués à l’extermination... Le diariste s’amuse souvent de ce délire, mais au fond, l’épisode sinistre de la « liquidation » (le mot « liquidieren » figure en bonne place dans le lexique de l’exterminationnisme nazi) de Muschel relève bien pour lui de la catégorie de l’inexpiable, l’impardonnable – pour ce crime, il faudra bien que les assassins, (des animaux amis comme des humains qu’ils ont placés au ban de l’humanité), paient le prix : « Ils nous ont enlevé puis tué nos animaux domestiques (…) et c’est une des cruautés dont aucun procès de Nuremberg ne rend compte et pour laquelle, s’il ne tenait qu’à moi, je dresserais une très haute potence, dût-il m’en coûter le repos éternel » [22].

Chez Klemperer, à l’épreuve du IIIème Reich, la reterritorialisation sur un domaine où la distinction entre vie humaine et vie animale n’est plus pertinente est allée très loin : en août 1937, il note : « D’une manière générale, comme je l’ai déjà bien souvent observé, il m’est resté fort peu de sentiments pour les gens. Eva – et, juste après, notre matou Mujel (sic) » [23]. Cette observation (en partie autocritique) est corroborée par d’autres, survenant plus tard, au cours de la guerre, quand les déportations des Juifs de Dresde battent leur plein – il se surprend à ne pas être profondément affecté par le sort des victimes – il s’active à consoler leurs proches, mais en ayant le sentiment d’accomplir un devoir, à titre professionnel, en quelque sorte (en sa qualité d’instruit et de supposé docte).

Eva, Victor et Nickelchen puis Muschel forment une communauté vivante et élective – ils se sont « choisis ». Et puis, mais ça, c’est un peu facile, Muschel, c’est le substitut de l’enfant qu’ils n’ont pas eu, dont ils n’ont pas voulu, peut-être [24]. En tout cas, le chat n’est pas seulement un animal domestique, il fait partie de la famille, à part entière, la preuve, ce sont les égards dont on l’entoure quand le temps du manque généralisé est venu – la nourriture, les soins vétérinaires, tout lui est dû. Il est une personne, partie intégrante de l’agencement familial. L’attachement qu’on lui porte est inconditionnel et sans limite. Il est l’élu, l’enfant chéri – celui à qui on cède la dernière part de nourriture quand il n’y a plus rien à manger. Celui, à ce titre, que l’on aime plus que soi-même et c’est là le noyau ultime de l’entre-exposition communautaire.

C’est ici que le don sans limite n’est pas un sacrifice, une déperdition, mais une dépense (vraiment somptuaire – quelle idée d’aller donner son dernier morceau de viande à un chat !), une manière de se conserver en vie – tant qu’on est capable d’accomplir un tel geste, on est, pleinement et de façon éminente, sublime même, inscrit dans l’horizon de la vie qualifiée. On expose à ses propres yeux et (en pensée au moins), à ceux de l’oppresseur, la qualité de sa vie maintenue contre vents et marées. On est bien au-delà de la simple figure de l’animal domestique entendu comme compensation, consolation contre la solitude, les frustrations, la vie rabougrie ou ratée – le chat à mémère. C’est une affirmation de vie pure et intransitive – là, on se tient moralement hors de portée du persécuteur.

C’est le paradoxe de l’animal de compagnie, dans cette configuration : il est ce qui atteste de la façon la plus pure et la plus intense le maintien de la petite flamme de l’humanité face aux « déshumanisateurs ». Parce qu’il incarne l’ « innocence » animale face à la disparition de toute qualité humaine chez les persécuteurs. Ceux qui savent encore reconnaître l’innocence animale sont les gardiens de l’humanité en l’humain. L’innocence animale, son insouciance, sa fragile souveraineté face à la barbarisation de la société humaine, c’est ce sur quoi l’appareil de terreur nazi n’a pas de prise ici.

Le chat dessine un halo d’innocence qui ne saurait être contaminé par la chute de la société allemande dans une nouvelle forme de sauvagerie. La seule chose qui pourra détruire cet espace préservé, sauvé, c’est un décret, un de plus, dans toute la sécheresse insupportable de sa forme bureaucratique : les Juifs n’ont plus le droit de posséder des chats. Plus de Judenkatzen, plus de Katzenjuden ! Alors, il faut se résoudre à faire piquer Muschel par un vétérinaire, la mort dans l’âme – Victor craint le pire pour Eva à cette occasion – dépression, suicide peut-être même... L’extermination « médicale » du chat fait ici évidemment écho à la liquidation industrielle des Juifs dans les camps, aux expérimentations médicales. Elle en a la froideur innommable, elle porte la marque de la déshumanisation touchant à son paroxysme.

Lisant, dans le journal, tous les passages où Klemperer évoque la communauté qu’ils forment, Eva et lui, avec leur chat, on ne peut s’empêcher de les voir en éclaireur, très avancés, de la révolution en cours, sous nos latitudes et trois-quarts de siècle plus tard, affectant la relation entre humains et animaux – ceci autant comme « problème » que comme ensemble pratique. Les Klemperer sont les pionniers de la familiarisation, par opposition à la domestication. Selon la définition faisant aujourd’hui autorité, l’animal « familiarisé » est une personne qui ne se mange pas. Ce n’est pas un animal domestique, c’est un ami et un membre de la famille, d’origine animale.

Le but de son adoption n’est pas la domestication ou l’exploitation, mais le don de l’affection ou bien la création des conditions dans lesquelles l’affection peut être donnée et reçue (de la part de l’animal). Dans cet environnement, il existe une obligation de soin, de prise en charge des besoins matériels et affectifs du compagnon animal. C’est, disent les spécialistes, un « modèle » général qui prévalait en Amérique précolombienne, par contraste avec les relations des humains aux animaux instituées en Europe de longue date.

Selon ce « modèle » méso-américain, il existe une perméabilité et une fluidité entre les espèces, entre domaine humain et domaine animal notamment. C’est ce qui fonde le statut de l’animal iegue [25], c’est-à-dire familier et ami, et non domestique. En Europe, chrétienne ce type de fluidité est impensable, les humains seuls ayant une âme. Lorsque, après la conquête des Amériques, les Européens importent des iegue, ils les transforment en pets, en animaux domestiques : non plus des amis, mais des objets de prestige ou alors des outils, des moyens (pour la chasse, l’élevage...) [26]. Des objets précieux, des cadeaux ou bien des marchandises coûteuses... [27].

Les Klemperer inventent en pleine Allemagne nazie une hétérotopie au centre de laquelle prospère la figure de l’animal « familiarisé » et non domestiqué, de l’ami animal allié aux humains en butte à une forme de barbarie sans précédent. Bien sûr, à la fin, l’animal succombe, mais, du moins aura-t-il, de son vivant, incarné le principe Espérance et aidé ses amis humains à ne pas succomber au désespoir. On retrouve là, d’ailleurs, le paradoxe de l’animal ami : ce qui le rend précieux, en général, ce n’est pas seulement l’affection qu’il prodigue, sa présence, c’est tout autant les devoirs qu’il créé. Il faut s’occuper de lui, le nourrir, veiller à sa santé, à ses conditions de transport si l’on voyage, etc. C’est parce qu’il est une charge aussi qu’il devient celui dont on ne saurait se passer. Sa vulnérabilité, sa dépendance créent un lien irremplaçable. Cela doit être là un peu du Judith Butler, à moins que ce ne soit, carrément, du Donna Haraway…

Ce qui nous conduit tout droit aussi à un rapprochement entre l’enjeu-chat dans le journal de Klemperer, à la fois inévitable et impossible, et la figure du chat Bébert dans l’œuvre de Céline, notamment le roman Nord [28]. Le chat qui accompagne et partage toutes les tribulations dans un univers déshumanisé. Dans Nord, le narrateur (qui se confond avec l’auteur, puisqu’il est souvent mentionné sous son nom de plume, voire sous son nom d’état-civil), sa compagne silencieuse Lili, l’acteur Le Vigan, dit La Vigue [29], et le chat Bébert forment une communauté perdue en milieu hostile, dans l’Allemagne en débâcle, au printemps 1945 [30].

Assignés à un village isolé dans le nord du pays où ils sont hébergés de la manière la plus précaire qui soit, ils sont en butte à une hostilité ou du moins des attitudes ambiguës de la part de la population bigarrée de l’endroit, nazis locaux, hobereaux dégénérés, prisonniers de guerre français, russes et autres, tziganes ayant curieusement survécu à l’extermination (ce qui nourrit le délire paranoïaque de Céline), SS, gestapistes, paysans patibulaires, prostituées... Dans cette atmosphère de fin du monde, le danger est partout pour ces réfugiés d’un genre particulier [31], débris de la collaboration et méprisés en conséquence, ce à quoi s’ajoutent les bombardements incessants des Alliés sur Berlin dont l’écho parvient jusqu’au village, et qui ne cessent de s’en rapprocher. Le narrateur qui parle un allemand rudimentaire essaie de s’orienter dans cette jungle, de pourvoir au nécessaire, de trouver de la nourriture [32], un abri, de détourner de la communauté précaire les dangers les plus immédiats. Comme il est médecin (à l’image de Céline lui-même), il parvient le plus souvent à assurer les moyens de la survie du groupe rescapé en échange de ses services – en pratiquant une médecine de guerre improvisée, avec les moyens du bord.

Il est non seulement le « leader » du groupe, mais celui qui y incarne le principe de réalité – Le Vigan est un irresponsable impulsif qui passe son temps à râler et à prendre des initiatives incongrues, Lili est passive, soumise et silencieuse [33] et Bébert, lui, est trimballé dans son sac de lieu en lieu, Lili, sa maîtresse, lui voue un attachement passionné, indéfectible que ni le narrateur ni l’acteur ne semblent remettre en cause, à aucun moment ; même à l’heure du plus grand danger, il n’est question de l’abandonner, même s’il est un embarras supplémentaire [34]. Il fait partie intégrante de la communauté, il en est un personnage à part entière et quand il faut partager la maigre pitance, il compte lui aussi, comme les autres. Il est, avec Lili (la femme et l’animal...) la part muette du groupe réprouvé et persécuté [35].

Dans la configuration politique et humaine générale de l’affrontement qui constitue le cadre commun de référence du récit de Klemperer et de celui de Céline (autobiographique lui aussi), l’un et l’autre se situent aux extrêmes opposés. Céline et ceux qu’il entraîne dans son sillage ont trouvé refuge en Allemagne et suivi les forces d’occupation allemandes dans leur retraite parce qu’il craint pour leur peau dans le contexte de l’épuration « sauvage », spontanée qui accompagne la libération du pays. Le Vigan s’est, lui, singularisé par une collaboration exubérante, un antisémitisme délirant. Céline a, derrière lui, outre ses sympathises avérées pour l’Allemagne nazie, ses pamphlets antisémites.

On ne peut donc pas imaginer profils plus contrastés que ceux de l’auteur du journal (et sa femme Eva) et ceux de l’auteur de Nord, récit à peine « fictionnalisé » de ses tribulations dans l’Allemagne au temps de l’Untergang du Reich... L’un appartient au camp des persécutés et des victimes, l’autre des persécuteurs et des bourreaux – au bord de la défaite de l’Allemagne.
Et puis, il y a cette commune présence infime du chat qui viendrait presque brouiller les cartes et créer un troublant espace commun entre les deux récits situés aux antipodes de la configuration en question. Un commun difficile à nommer – le chat, c’est ce qui, dans les deux situations de détresse et de manque, placée l’une et l’autre sous le signe de l’exposition à la mort, reconduit de façon mystérieuse, insolite, les deux micro-communautés rescapées, au bord du gouffre, vers l’humanité.

On a dit que le chat, c’est ce qui maintient Eva et Victor du côté de l’humanité qualifiée, les empêche de l’être plus que des corps à éliminer. Dans le même sens, si l’on peut dire, le chat Bébert, c’est ce qui empêche la micro-communauté des proscrits infâmes de basculer entièrement dans l’abjection : s’ils prennent encore soin de leur chat, dans l’océan de boue brune où ils sont tombés, c’est bien qu’ils gardent par quelque biais, une qualité humaine. Le chat, c’est ce qui les rattache en dépit de tout et, dirait-on, d’eux-mêmes, à l’humanité qu’ils ont trahie et reniée [36].

La lecture de Nord, comme celle de toute la production littéraire de Céline dernière mouture, après la Seconde guerre mondiale, l’emprisonnement au Danemark et le retour sans gloire en France, est passablement émétique, ces romans étant placés sous le signe de l’aigreur, du ressentiment, de la mauvaise foi, du refus obstiné de l’auteur à procéder à un examen critique de son parcours avant et pendant les années de guerre. Il y multiplie les diversions, les coups d’esbroufe, la malhonnêteté intellectuelle et politique est aux commandes ; le « style » et le brio sont le coup de peinture jeté sur tout ça et supposé faire passer la débâcle morale et politique par pertes et profits. Mais il n’en est pas ainsi, et, pour le lecteur non aveuglé par ces tours de magie noire, non célinolâtre, ça ne passe pas et le déchaînement du style, les points d’exclamation, les torrents d’adjectifs, tout cet épais nuage de fumée de la manière célinienne ne suffit pas à effacer les traces de l’infamie.

Ce qui, au contraire, caractérise précisément Nord, c’est l’obsolescence de la « magie du style », telle qu’elle opère dans les romans du « premier » Céline. Le reflux de l’effet du style laisse à nu le relief de la déroute morale, de l’abjection. Il ne suffit pas de se moquer du petit personnel nazi à l’heure de la défaite, emporté par le maelström de l’effondrement du Reich au printemps 1945 pour faire oublier le ralliement sans réserve de l’auteur à ce régime criminel et son idéologie [37]. Le charivari perpétuel qui est le secret de l’écriture célinienne trouve ici ses limites. Ce n’est plus qu’un cache-misère hâtivement disposé sur une faillite morale et politique.

Mais avec tout ça, demeure Bébert, la petite lueur d’humanité dans ce torrent d’abjection. Bébert dont on prend soin jusqu’au bout, quand plus rien n’est assuré [38]. Bien sûr, il n’y a pas de sauvetage dialectique, Bébert n’est pas le deus ex machina qui restituerait in extremis l’intégrité morale des faillis (de Lili, la compagne, on ne sait rien, à lire le roman, si ce n’est qu’elle suit l’auteur, lui obéit et ne parle guère). Mais du moins, Bébert est cette présence infime qui maintient ces faux exilés du côté de l’humanité envers et contre tout. On a affaire à des salauds (sartriens), mais il leur demeure une once de sensibilité qui se manifeste dans la constance des soins qu’ils apportent à la vie fragile du chat.

Le chat, ici, c’est la vie exposée – tout autre chose que le berger allemand du commandant d’Auschwitz qui, lui, est un animal d’attaque, le double animal du SS. Le chat transporté dans un sac, nourri, envers et contre tout, de ce qui se présente, protégé, caché, c’est la flammèche de la vie qui résiste à l’effondrement du monde, à la catastrophe « totale ». Ou alors, on dira : Bébert, c’est ce qui ramène les faillis, en tant qu’ils sont passés du côté de la mort (le nazisme) dans le champ de la vie. Le chat Muschel, c’était ce qui maintenait Klemperer et Eva dans le champ de la vie, les soutenait dans leur lutte inégale, ô combien inégale, contre les forces de mort.

Un passage de Nord fait ici écho au destin tragique de Muschel, le chat des Klemperer. « Oh, dit une femme allemande de rencontre au narrateur, vous aurez beaucoup de peine avec votre chat !

Je ne savais pas, elle me l’apprend, que les animaux domestiques, chats, chiens, ’non-de-race’ et ’non-reproducteurs’ sont considérés ’inutiles’... que les Ordonnances du Reich vous obligent à les remettre au plus tôt à la ’Société Protectrice’.

– Faites attention dans les hôtels ! Sous un prétexte ou sous un autre leur délégué passe... pour une ’visite vétérinaire’ soi-disant... et vous ne revoyez plus votre chat ! ...Les S.S. S’entraînent avec, leur arrachent les yeux…
Nous voici prévenus... je remercie... nous nous méfierons des hôtels !... Bébert n’est ni reproducteur, ni de ’race’... pourtant j’ai un passeport pour lui (...) » [39].

C’est donc le chat qui, dans son « infimité » même, peut faire passer le collabo jusqu’au bout de l’autre côté du miroir – là où il apprend à voir la folie ségrégatrice et exterminationniste nazie du point de vue de l’animal, sous l’angle de l’animal. Aveugle ou plutôt indifférent à la persécution des Juifs et autres catégories humaines vouées à l’extermination, le narrateur, double transparent de l’auteur, devient sensible à la monstruosité de l’appareil de terreur nazi, à l’occasion du sort promis à son chat dépourvu de distinction raciale. Il lui en faudrait davantage, malheureusement, pour opérer à cette occasion, la radicale conversion susceptible, seule, de sauver son âme…

Le chat, ici, se tient bien éloigné de l’animal de compagnie dans son acception courante. Il n’est pas là pour accompagner et agrémenter les jours, la vie normale dans sa quotidienneté un peu répétitive, ennuyeuse, il est le talisman qui protège de la mort de la manière la plus paradoxale qui soit puisqu’il est lui-même la forme de vie la plus vulnérable. Mais son statut se trouve transfiguré : il devient le gardien de la vie, il cesse d’être cantonné dans la sphère du social (la vie quotidienne) pour accéder à la dimension éthique et à la qualité spirituelle – du moins, il devient un personnage clé de l’existentiel en temps de manque, dans des configurations placées sous le signe de l’urgence, du péril mortel.

Dans son insouciance, son « innocence », sa radicale étrangéité aux passions mortelles qui agitent le champ de l’Histoire, il devient davantage qu’un symbole ou un emblème – le mouchoir blanc, le petit morceau de tissu agité par les naufragés serrés sur leur radeau au milieu de la vaste étendue liquide. C’est pour autant justement qu’il est totalement étranger aux affaires humaines qu’il conserve cette qualité quasi-thaumaturgique – un être humain qui sait encore caresser un chat, le nourrir, jouer avec lui ne saurait être totalement perdu. Mais est-ce si sûr... ? Un chat peut-il, dans le contexte évoqué par Nord, suffire à guérir de l’infamie ? Ce serait un peu facile…


Notes

[1] Le 10 août 1941, Klemperer note dans son journal : « Un nouveau malheur : plus de tabac pour les Juifs. Ces derniers temps, il était déjà très difficile d’en trouver en ville ; dans les bureaux de tabac où l’on n’était pas client, il n’y avait rien ou tout au plus trois cigarettes. Pratiquement pas de cigares ni de tabac… » Mes soldats de papier…, op. cit., p. 632. Les références des ouvrages cités se trouvent dans les deux articles précédents.

[2] Ici, Klemperer recourt dans le journal à un mot clé de la LTI : « organisieren » – le tabac que l’on ne peut plus se procurer en l’achetant, légalement, il faut bien l’ « organiser » – Le succès de ce terme dans la société allemande sous le IIIème Reich fait écho aux restrictions, aux pénuries qui ne cessent de s’accroître à la veille de la guerre puis pendant celle-ci.

[3] Giorgio Agamben : L’Ouvert : de l’homme et de l’animal, Rivages, 2002.

[4] Dans le journal, Klemperer note : « Annemarie [l’amie de la famille qui cache les feuillets du journal] m’a envoyé trois cigares que j’ai fait disparaître à la hâte en les fumant, car il sont plus dangereux que les manuscrits. Après un long sevrage, peu de plaisir et un peu la nausée » (Je veux témoigner… op. cit., p. 282 (30/12/1942). Le rapprochement entre les cigares et les manuscrits attire ici l’attention sur l’étroite association, dans la pratique quotidienne de l’auteur, entre le tabac et l’écriture.

[5] L’addiction est un esclavage, bien sûr, mais ne pas céder sur elle est une façon pour les persécutés d’affirmer leur rétivité et leur ténacité en ne renonçant pas à leurs habitudes, en s’en tenant à leur mode de vie, en ne pliant pas devant l’appareil de terreur. On résiste dans et par le tabac, si l’on peut dire. Témoin, ce passage du journal : « Eva est encore plus dépendante de la nicotine que moi, les cartes de tabac réservées aux femmes réduisent de plus en plus les rations. Quant à moi, je me suis résigné, depuis des mois, aux feuilles de roncier. Eva continue de faire ses cigarettes avec un mélange en utilisant du papier à cigarettes préformé, un article qui commence à se faire rare » – Je veux témoigner… p. 111 (8/06/1942).

[6] Les Klemperer (lui, surtout) rêvent depuis toujours de posséder une voiture. En 1936 (trois ans après l’accession des nazis au pouvoir !), Victor obtient son permis de conduire et ils acquièrent une Opel 32 chevaux, 6 cylindres, modèle de 1932, décapotable. « Cette voiture devrait nous redonner le monde et un peu de vie », note Klemperer dans le journal. Je reviendrai ailleurs sur l’enjeu voiture » dans le parcours d’exil intérieur et de persécution de Klemperer.

[7] Georges Bataille : La part maudite, Points-Seuil, 1967 (1949).

[8] Mais ici, l’expression « animal domestique » (pet en anglais) survient par défaut. Les chats des Klemperer ne sont domestiqués à aucun titre, il sont des compagnons animaux, leur agencement sur le couple rend la séparation entre domaine humain et domaine animal assez incertaine. C’est ainsi qu’en décembre 1933, Klemperer consigne dans le journal : « Nous allons être seuls tous les deux ce soir. Je le redoute un peu. La consolation et le soutien nous viennent toujours de nos deux petits chats. Je me demande mille fois et le plus sérieusement [Je souligne, AB ce qu’il en est de leur âme immortelle » (Mes soldats de papier…, op.cit., p. 85).

[9] Ce point revient à de nombreuses reprises dans le journal. Voir par exemple ce passage : « La situation est rendue infiniment plus difficile par le chat, qui ne se doute de rien et que nous maintenons en vie grâce à la quasi-totalité de notre ration de viande ; notre départ sera son arrêt de mort. Eva tient passionnément à cette pauvre bête qui, tout compte fait, vit mieux que nous. Chez Paschky, il y a eu pendant quelque temps des langoustes en vente libre à 1,20 M. [marks] la boîte, c’est ce qui me sert à nourrir le chat quand il n’y a pas de viande. Réserve : 14 boîtes ; combien de temps vont-elles tenir ? » Mes soldats, op. cit., p. 491, 13 /01/1940. On voit bien ici que, chez les Klemperer, un chat nourri à la langouste en temps de guerre est un peu plus qu’un « animal de compagnie »…

[10] Lors de la mort du premier, en décembre 1935, Klemperer note : « Deuxième événement majeur que je m’empresse de noter ici : la mort de notre Nickelchen qui m’a autant affecté que la mort d’un être très cher, soulevant en moi toutes les cruelles questions qui ’s’y rapportent’ et qui continuent à me hanter encore aujourd’hui. Cet animal, gentil envers moi, comme envers tout le monde, montrait à l’égard d’Eva une tendresse touchante et passionnée (…) Nous l’avons emmené le 9 décembre chez le Dr Gross, il était allongé dans sa caisse, déjà parfaitement immobile. Il a été examiné encore une fois, puis il a reçu une piqûre de cyanure. – Sentimental ? Mais où est la différence avec l’agonie d’un être humain ? » Mes soldats… op. cit., p. 229.

[11] « L’institution des chat allemands ».

[12] Mes soldats… op. cit., p. 162.

[13] Ibid., p. 193.

[14] Ibid. p. 426.

[15] Ibid., p. 468.

[16] Ibid. p. 501.

[17] Ibid. p. 638.

[18] Je veux témoigner…, op. cit., p. 84.

[19] Ibid. p. 84.

[20] Ibid. p. 88 (19/05/1942).

[21] Je veux témoigner…, op. cit., p. 264.

[22] LTI, p. 191.

[23] Mes soldats de papier, p. 362. Ce qui fait écho à une autre notation relevée par Georges Didi-Huberman, op. cit. : « Nicht mehr Gefühl für die Menschen », littéralement : « Plus beaucoup de sentiment pour les gens », en date du 17/08/1937.

[24] Voir à ce propos cette notation dans le journal : « Je pense à un mot de je ne sais quel auteur français moderne : les enfants, c’est pour les femmes malheureuses. Et j’ajoute : et pour les hommes malheureux. » (Mes soldats de papier, p. 399).

[25] En langue indigène : l’animal que l’on nourrit.

[26] Le « modèle » méso-américain a pour corollaire l’absence de l’élevage. Contrairement à ce qu’affirme un récit eurocentré, l’absence de l’élevage, dans une société donnée, n’est pas nécessairement un signe de moindre développement ou de stagnation.

[27] Sur ce point, je m’inspire de l’article d’Alexander Bevilacqua ,« Friend or Food ? », London Review of Books, 14/12/2023. Cet article fait notamment référence aux travaux de Marcy Norton sur le statut des animaux dans les sociétés précolombiennes, en Amérique du Sud.

[28] Louis-Ferdinand Céline : Nord, NRF Gallimard, 1960.

[29] Un acteur très en renom dans le cinéma français des années 1930, puis de la guerre et l’Occupation.

[30] « Moi, mes cannes, Lili, Bébert, nous voici touristes… », op. cit., p. 45.

[31] « – Vous êtes déportés ? – Non, on est collabos ! », ibid., p. 125.

[32] Et du tabac : ici le rapprochement avec le journal de Klemperer s’impose : « Je leur passe deux paquets… la cigarette est au-dessus de tout, au-dessus de la soupe, au-dessus du beurre, au-dessus de l’alcool… rien ne résiste à la cigarette… », Ibid., p. 125.

[33] En total contraste ici avec Eva, constamment présente dans le journal à travers ses réflexions, ses jugements, ses actions, et apparaissant fréquemment comme dotée d’un « principe de réalité » plus constant que celui du diariste lui-même. Mais dans le journal comme dans Nord, est présent ce pacte tant solide qu’implicite qui lie la femme au chat.

[34] « Nous voilà, on a fini… il reste encore du saucisson… si on le laisse là, les gaspars [les rats], sûr, sitôt nous partis, se jetteront dessus… possible ils dévoreraient Bébert si on le laissait là… comme moi mes Epurateurs, rue Girardon (… ) », op. cit., p. 308. Dans ce passage, Céline s’identifie au chat : ce sont, lui, les « rats » humains de l’Epuration qui le menacent…

[35] C’est le principe même de ce roman, comme des autres qui, dans l’œuvre de Céline, évoquent sa fuite en Allemagne, son emprisonnement au Danemark, et les suites : usurper la place du persécuté, seul contre tous, victime de toutes les bassesses et méchancetés coalisées : « Le petit succès de mon existence c’est d’avoir tout de même réussi ce tour de force qu’ils se trouvent tous d’accord, un instant, droite, gauche, centre, sacristie, loges, cellules, charniers, le comte de Paris, Joséphine, ma tante Odile, Kroukroubeseff, l’abbé Tirelire, que je suis le plus grand ordure vivant ! », ibid., p. 363-64. L’innocence native du persécuté est supposée ici faire écho à la fragilité de Bébert, la pauvre bête innocente et exposée à tous les dangers.

[36] « Et Bébert ? … je crois que je l’entends… il pousse des soupirs… déjà il était plus tout jeune… il a encore vécu sept ans, Bébert, je l’ai ramené ici, à Meudon… il est mort ici, après bien d’autres incidents, cachots, bivouacs, cendres, toute l’Europe…il est mort agile, gracieux, impeccable, il sautait encore par la fenêtre le matin même… », ibid., p. 422.

[37] « Ce Reich ne tient que par les haines ! … haines entre les maréchaux ! … et l’aviation contre les tanks !... Hitler n’a rien inventé !... La marine contre les nazis ! … L’Intérieur contre les Affaires étrangères…cent autres camarillas contre cent autres… », ibid., p. 114. Céline fait parler ici un médecin général, nazi tant soit peu désenchanté lui-même…

[38] – « (…) Mais Bébert ?/ C’est vrai ! Lui n’avait plus rien… la bossue n’amenait plus de poissons et on n’avait plus de faux tickets… ni de leberwurst… pauvre greffe jeûnait déjà assez ! », ibid., p. 417. C’est ça, Céline : il peut délirer sur les Juifs qui sont censés entourer et manipuler Hitler, mais il s’apitoie sur Bébert quand il n’y a plus rien à bouffer : « Tenez, pour les Juifs, combien ils étaient appointés à la Chancellerie ?... Et tout proches d’Adolf (…) », ibid., p. 212.

[39] Ibid., p. 46.

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