Richard Wagner est l’un des plus grands maîtres de la musique occidentale classique. Entrer dans son œuvre n’est pas chose facile, mais quel voyage extraordinaire dans ce que le génie humain a créé de plus poignant et de plus grand ! Un jour, poussé par la curiosité, j’ai pris un billet à l’opéra Garnier à Paris, pour voir le plus fameux de ses opéra : "la Walkyrie". J’en suis sorti assourdi, éberlué, désorienté, n’ayant rien compris et encore moins apprécié.
La façon de jouer de la voix dans la musique lyrique européenne peut nous paraître artificielle, apprêtée, parfois à la limite du ridicule. Pour un Arabe dont l’oreille a été formée au chant d’Oum Kalthoum, Fairouz, Saliha, Abdelwahab ou cheikh Imam, l’opéra occidental - ne parlons pas du chinois - peut être une véritable séance de torture. J’imagine que c’est la même chose pour nos amis occidentaux écoutant pour la première fois ce qu'ils appellent nos "mélopées orientales".
Il faut oser franchir cette barrière culturelle et surtout s’accrocher car le jeu en vaut la chandelle. J'ai donc décidé de monter une "expédition culturelle", en quelque sorte conquérir le mont Wagner. Comme pour les expéditions à gros risque et bénéfice dans l'espace physique, l'aventure explorant la musique et les mythes d'autres humains se prépare avec le plus grand soin.
D'abord connaître le personnage de Wagner, il est vrai peu sympathique avec son antisémitisme, son opportunisme, sa mégalomanie. Mais l’œuvre doit être toujours jugée indépendamment du regard qu’on porte sur son créateur.
Dans cette œuvre foisonnante, je choisis la fameuse tétralogie comme territoire à explorer : "der Ring Des Nibelungen" (l’anneau des Nibelungen). Elle se compose de quatre opéras: "das Rheingold" (l’or du Rhin), "die Walküre" (la Walkyrie), "Siegfried", "Götterdämmerung" (le crépuscule des dieux)
Seconde étape, partir à l'assaut du livret, c’est-à-dire l’histoire que raconte la tétralogie. Là, on entre de plain pied dans le touffu de la mythologie germanique où on risque facilement de se perdre. Pour pénétrer les arcanes d’une musique extraordinairement riche et complexe, je me suis laissé guider par une série de quatre CD d’initiation, ( le ring expliqué aux nuls )
"Opéra conté, commentaire de la tétralogie" écrit par Pierre Michot, sur des extraits dirigés par sir Georg Solti, lu par Gérard Courchelle.
Puis j’ai affronté l’œuvre elle-même, mise en scène par Patrice Chéreau, l’orchestre étant conduit par le grand Pierre Boulez.
J’ai beaucoup regardé sur ma vidéo ces quatre opéras, mon émerveillement ne faisant que grandir à chaque fois.
Wagner n’est pas simplement un compositeur génial; c’est aussi un penseur qui écrivait lui-même les textes de ses opéras et qui avait du monde, de l’homme et du pouvoir une conception loin d’être rassurante.
L’intrigue à tiroir de la tétralogie tourne au début autour du gnome Alberich qui vole l’or du Rhin à des naïades et se fait forger un anneau dont la possession lui confère le pouvoir absolu. Mais le voleur se fait voler par un plus grand voleur que lui : Le Dieu Wotan en personne.
Au moment de se faire délester de l’objet de convoitise absolue, tant des hommes que des dieux, Alberich lance sa fameuse malédiction : Que l’âme de celui qui poursuit cet anneau soit à jamais tourmentée par l’envie, que l’âme de celui qui le possède soit à jamais tourmentée par le souci.
La phrase me frappa l’esprit. Prémonition !
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Le principal "ingrédient" de la malédiction est le tourment. Il s’agit d’une expérience subjective à double facette : la souffrance physique et /ou psychique - qu’on s’inflige, que le monde vous inflige, que vous infligez aux autres - et l’installation de cette expérience dans la répétition et la durée. Un gamin n’est pas tourmenté par une fessée, surtout si elle est méritée, mais par les abus continuels ou la négligence affective chronique. On n’est pas tourmenté par une rage de dents mais par un diabète fantasque ou une épilepsie que tous les médicaments échouent à contrôler.
Le second élément constitutif de la malédiction est le pouvoir, cause parmi tant de causes de tourment, mais de loin la plus terrible.
Cette exploration de la tétralogie, je l’ai faite voici quelques années, à un moment où j’étais à mille lieux de penser que la malédiction du gnome pouvait m’intéresser en rien. Je n’étais pas particulièrement tourmenté par l’envie du pouvoir, simplement parce que j’étais convaincu que je mourrai en opposant, comme mon père, et que comme lui, ma dernière demeure sera loin de la terre natale.
Soudain me voilà propulsé par le hasard de l’histoire au palais de Carthage où j’ai pu mesurer, tous les matins que Dieu a fait pendant ces trois longues années, la cruauté et la pertinence de la malédiction.
Oh ce n’était pas tant les attaques personnelles incessantes qui étaient la source principale de mes tourments. Elles étaient les mêmes sous la dictature, conduites par les mêmes personnes, dans les mêmes médias depuis deux décennies. J’ai fini par m’y habituer et les ignorer (et non pas seulement feindre de les ignorer). Parfois, mes proches indignés me susurraient à l’oreille : Comment pouvez-vous tolérer cela de la part de tels individus ? Les punir ? Pourquoi faire ?
La haine, comme la jalousie, est un puissant poison psychique qui détruit l’âme de celui qui hait, pas de celui qui est haï. La haine est à la fois un crime et le châtiment de ce crime. Pourquoi se venger de quelqu'un qui vous venge de lui-même sans que vous ayez à lever le petit doigt ? L’impact ? Faire confiance à l'intelligence des gens et au temps capable de rétablir toutes les vérités.
Non, ce qui me tourmentait du matin au soir était l’incroyable état dans lequel une dictature bête et corrompue avait laissé le pays : délabrement de notre système bancaire, judiciaire, éducatif, de santé et surtout de notre système de valeurs.
Tourmenté, je l’ai été aussi par une période transitoire qui n’en finissait pas de finir avec son lot de catastrophes, d’erreurs, d’échecs, de frustrations et de dangers. Peu de Tunisiens savent qu’entre fin juillet et fin septembre 2013 le pays dansait au bord du gouffre. Innombrables nuits blanches.
Tourmenté, je l’ai été surtout par la misère de nos campagnes et de nos grandes villes, par la détresse des familles de nos martyrs, par la douleur des familles de nos soldats et policiers victimes des attentats terroristes, par les assassinats perpétrés ou redoutés de nos hommes politiques, par les disputes incessantes autour de tout et de rien.
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Le propre du champ politique est qu’il vous confronte, comme nul autre champ social, à tout le spectre humain et à toutes les passions dont l’homme est capable.
J’ai souvent regardé la tragi-comédie du pouvoir avec l’œil de l’enfant étonné et curieux qui ne s’est jamais éteint en moi, et j’ai pu ainsi me rendre compte que la malédiction d’Alberich ne touchait pas que les chefs, grands et petits, qu’elle ne torturait pas uniquement tous ceux qui veulent à tout prix être calife à la place du calife.
Autour de moi je n’ai observé que des foules de jeunes tourmentés par un chômage dont ils ne voyaient pas la fin, une bourgeoisie tourmentée par la peur de "l’islamiste le couteau entre les dents", des islamistes tourmentés par la peur d’un retour de la dictature, une classe moyenne tourmentée par la peur de l’appauvrissement, des régions exclues tourmentées par la misère, la colère et la déception, des officiels tourmentés par les problèmes insolubles, des patrons tourmentés par les grèves incessantes, des ouvriers tourmentés par la baisse régulière de leur pouvoir d’achat… et j’en oublie.
J’ai rencontré aussi les inévitables cyniques, ironiques, sardoniques, machiavéliques et autres fielleux. Les pauvres ! De tous, ils sont les plus tourmentés par leurs ambitions inassouvies, leurs frustrations de tout ordre, leurs haines rancies, leur ego si malmené par une vie qui ne leur a tenu aucune de ses promesses.
Je vois déjà s’afficher dans l’esprit des uns et des autres la question piège : oui, mais parle nous plutôt des tourments de la perte du pouvoir. C’est chose compliquée. On est certes tourmenté par les idées noires, ressassant les erreurs, les échecs, les occasions perdues, les rêves restés en plan, la vexation de la défaite, ses raisons multiples et variées dont des comportements adverses qu’on ne peut pas contrer et qu’on ne veut pas imiter. Mais d’autre part quel soulagement ! Enfin le sommeil retrouvé toutes les nuits !
Peu de gens réalisent ce que coûtent les avantages réels et supposés du pouvoir. Je me mets parfois à sourire en pensant à mes adversaires qui ont conquis enfin la citadelle. Ils ont dû vite réaliser que d’assiégeants ils sont devenus assiégés, car de la même façon que l’homme est condamné à être tourmenté par la mort, le pouvoir est condamné à être assiégé et éphémère.
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Mais revenons à la problématique générale. Dans Siegfried (le deuxième opéra de la tétralogie), Siegelinde, l’héroïne, recueille à la porte de sa cahute Siegmund à moitié mort fuyant une meute d’ennemis. Le malheureux poursuivi par la poisse toute sa vie renâcle soudain à accepter l’invitation de la belle inconnue. "Je ne veux pas entrer car j’apporte le malheur là où je vais" lui dit-il. Siegelinde lui rétorque : "viens, n’ai crainte, le malheur est entré ici longtemps bien avant toi".
Aucun lieu donc pour échapper au tourment. Il est au rendez-vous que vous habitiez un palais ou une masure. Qu’il soit dû à la maladie, la pauvreté, la persécution, le harcèlement au travail ou la mésentente avec les proches, il est le lot de tout un chacun, homme ou femme, enfant ou adulte, riche ou pauvre, prince ou sujet.
A y regarder de près, vivre tourmenté par l’envie et le souci, est, comme diraient les philosophes, consubstantiel à la condition humaine, voire à la condition de tout être vivant.
Nietzsche disait que vivre, c’est vivre dangereusement, Freud que vivre c’est vivre diminué. Mais qu’est-ce que le danger et la frustration sinon deux autres causes qui renvoient au même état final ? Camus a décrit l’homme révolté. Proust a associé son nom à la nostalgie, Kierkegaard à la mélancolie, mais nul grand écrivain à ma connaissance n’a fait du tourment son champ de réflexion principal.
Dostoïevski aurait pu être ce grand penseur du tourment. Ses immortels personnages, de Stavroguine au prince Muichkine en passant par Raskolnikov et surtout Ivan Karamazov, sont ce qu’on peut faire de mieux en la matière. Et pour cause, leur génial créateur, harcelé par l’épilepsie, la passion du jeu, la police politique et les ennuis d’argent, eut toute sa vie pour explorer tous les coins et recoins de ce peu enviable état auquel nous condamne notre nature et celle du monde.
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La grande question est donc depuis toujours: que faire face aux multiples causes des tourments qui nous assaillent, nous harcèlent et nous pourrissent la vie ?
Voilà que nous inventons toutes ces grandes machines que sont la politique, l’économie, la religion, la médecine ou l’art.
A regarder l’état du monde et des hommes, alors que toutes ces machines sont à l’œuvre depuis dix mille ans, on peut se dire que les résultats sont bien modestes au regard de tous nos espoirs et efforts.
Oh, il ne faut pas sous-estimer le rôle de ces machines. J’ai pu mesurer souvent l’impuissance de la politique, sa grande capacité à tourmenter des peuples entiers, mais aussi sa capacité à arrêter d’un trait de plume beaucoup de souffrances inutiles. En arrivant à Carthage mon premier acte fût de commuer la peine capitale de 200 personnes, condamnées à la pendaison, souvent depuis de nombreuses années mais ni exécutées ni sorties du couloir de la mort. On a du mal à imaginer les tourments de ces gens vivant une telle expérience.
Mais la médecine, la politique, l’économie ou la religion ne remportent que des victoires éphémères sans parler de leur capacité à générer leurs propres tourments et à très grande échelle.
En fait les dites machines sont confrontées à la tâche d’un Sisyphe qui doit en même temps remplir le tonneau des danaïdes.
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Que nous reste-t-il d’autre ? Les "trucs" divers et variés à l’échelle individuelle. Il y a l’humour (de préférence juif, anglais ou égyptien) mais le problème c’est qu’une fois passé l’éclat de rire cathartique, on revient très vite au statut quo ante. Il y a la technique préconisée par le plus grand de nos poètes َAl Moutanabbi (1)
لا تلق دهرك إلا غير مكترث ما دام يصحب فيه روحك والبدن
Là aussi il y a problème. L’indifférence hautaine face aux tourments du "Dahr" (l’implacable destin de la vision arabe du monde) relève plus de la pose théâtrale si fréquente chez notre poète que d’une véritable solution.
Autrement plus sophistiquée est la démarche mystique avec son projet d’essorer l’âme de tous ses désirs, donc de la principale cause de ses tourments, et de la mater par la renonciation afin que les coups de boutoirs du "Dahr" ne frappent que du vide.
Je dois dire, avec tout le respect que j’ai pour tous les mystiques, musulmans, chrétiens, juifs, hindous, bouddhistes et autres, que cette fuite vers le haut cherchant refuge dans le divin pour échapper à l’humain est condamnée à l’échec quoi qu’on fasse. Les tourmenteurs qu’on fuit continuent à se battre en nous et avec nous recroquevillés sur nous-mêmes dans les plus petites cellules des couvents les plus isolés.
C’est ce qu’avait bien compris notre autre grand poète Ilia Abou Madhi (2)
سئمت نفسي الحياة مع الناس وملّت حتى من الأحباب
قالت أخرج من المدينة للقفر ففيه النجاة من أوصابي
خلت أني في القفر أصبحت وحدي فإذا الناس كلّهم في ثيابي
De plus, la fuite mystique paraît aussi éthique que de s’asseoir sur la plage bien au sec pour regarder, le sourire de la béatitude aux lèvres, couler la nef des fous et se débattre sa cargaison de naufragés. * A cette fuite peu glorieuse comme le sont toutes les fuites, je préfère quant à moi suivre l’impératif catégorique de Confucius : '’quoi qu’il arrive, ne te détourne pas de ce monde plongé dans le chaos et continue d’avancer avec les hommes dans le fracas et le tumulte de la vie.’’
Ne pas se détourner des hommes - de tous les hommes - signifie partager leurs tourments et les combattre avec eux, avec tous les moyens de la politique, de l’économie, de la religion et de la culture avec espoir mais sans illusions.
Quid de ce nombre limité d’humains avec qui nous interagissons en permanence et rentrant de ce fait dans ce qu’on pourrait appeler la sphère de responsabilité directe ?
Jeter un regard de compassion sur la cohorte de tourmenteurs tourmentés… Se souvenir de cette fameuse paille ajoutée à la charge portée par le chameau et qui lui brisa l’échine… N’ajouter rien à la charge, cela pourrait être cette paille.
Tout cela peut passer par un regard détourné, une colère refrénée, un désir de vengeance maîtrisé, le pardon des forts.
Face à l’inévitable cynique qui vous dira "mais c’est votre existence même qui est la cause de mes tourments", prendre cette parole pour ce qu’elle est. Au pire le cri de douleur d’une âme gravement gangrenée par la haine, au mieux la volonté de faire un bon mot à vos dépens. Dans le premier cas, prier pour le salut du malheureux, dans le second rire et féliciter l’impertinent pour ce trait d’esprit, cela lui fera plaisir.
Pour savoir ne pas accabler les accablés, il faut nécessairement apprendre à gérer son propre statut d’homme tourmenté.
Outre l’humour et l’engagement dans toutes les batailles pour changer le monde, même quand elles semblent donquichottesques, ne pas négliger nos outils d’analyse.
Après tout, c’est notre vision des choses qui leur donne un sens qu’elles ne possèdent pas en elles-mêmes et indépendamment de nous. Les jeunes parleraient de la nécessité de mettre à jour nos logiciels traitant des éternelles difficultés. Pour cela, faire sienne la vieille sagesse de Lao-Tseu :** comment pourrions-nous apprécier la joie si nous ne connaissions pas la tristesse ? Qu’est-ce que la beauté si la laideur n’existe pas ?**
Surtout se rendre compte que le tourment porte nos émotions à l’incandescence, nous maintient en état d’éveil et qu’il nous rend de ce fait plus présents au monde et à nous-mêmes.
Se dire enfin que dans un réel difficile, complexe et changeant, où rien n’est gratuit, le tourment est le prix que nous payons pour toutes les joies, tous les accomplissements et tous les plaisirs dont la vie est si prodigue quand nous savons la prendre du bon côté… Une sorte de taxe d’habitation du monde… L’impôt pour ce privilège, cette chance, cet insigne honneur : exister.
(1)
_ Ne Faire face au destin qu'indifférent Tant que ton âme habitera ton corps_
(2)
Fatigué des gens
Lassé même des biens aimés
Je me suis dit, fuyons les dans la jungle, là est mon salut
Seul enfin ?hélas, je n'ai fait que les emporter avec en moi_