S’exprimer dans la presse, qu’elle soit imprimée ou électronique, mène aujourd’hui à d’inévitables déboires surtout quand le sujet est tout sauf consensuel. Ainsi, ma chronique de la semaine dernière à propos de la Syrie m’a valu nombre de messages insultants de la part des inévitables « trollnards » qui hantent les limbes des réseaux sociaux et qui semblent vouer une admiration bien virile pour Assad et Poutine.
Qu’ils soient basés à Alger, Seattle, Genève ou Paris, ces « idiots » tels que les a défini Norbert Bolz, philosophe allemand et spécialiste des médias, infestent les réseaux sociaux et rendent les débats impossibles (1). Ouvrons juste une parenthèse pour préciser que le terme « idiots », comme l’expliquait Bolz, est à prendre dans son sens originel, « idiotae », autrement dit des gens qui, dans le meilleur des cas, ne jurent que par la « doxa », leur opinion ou par leur capacité à élaborer de longs posts truffés de références et de renvois à d’innombrables sites plus ou moins sérieux.
Quel que soit le sujet, ils se contentent de cette opinion, surtout si elle converge avec d’autres avis semblables, et estiment donc qu’ils n’ont nul besoin du savoir étant persuadés que ce dernier est relatif et que les experts ne le sont que de nom. Ainsi cet internaute qui n’a eu de cesse de me reprocher avec virulence d’avoir critiqué le livre de Boualem Sansal avant de concéder qu’il n’avait pas lu ce roman…
De nombreux confrères sont excédés par les attaques incessantes dont ils font l’objet de la part d’inconnus qui agissent souvent en se cachant avec courage derrière un pseudonyme. Des sites ont d’ailleurs décidé de ne plus permettre que les articles soient commentés, leurs modérateurs n’étant plus capables de juguler le flux d’insanités ou d’empêcher que des échanges ne se terminent par des insultes et des menaces réciproques. C’est tout le drame des pugilats électroniques…
Il y a dix ans, on pensait que le web 2.0 allait permettre l’émergence d’une intelligence collective et presque immédiate. Certes, cela s’est en partie réalisé avec l’émergence d’un site comme wikipedia mais, trop souvent, cela se traduit par l’aggravation des clivages et par le renforcement des dissensions.
Dans le cas algérien, le credo est le suivant : « qui n’écrit pas ce que je pense est forcément un vendu ». Un vendu à BHL (toujours lui…), à la France, au Qatar, à Israël (ah, le Mossad…), au Maroc ou à la Turquie (signe des temps, on ne parle plus des Etats Unis mais cela reviendra très vite à la prochaine guerre déclenchée par l’Oncle Sam…).
Face à cette bêtise, il faut continuer d’écrire sans tenir compte de ces fâcheux.
Parfois, parce que l’on continue tout de même de croire que l’homme est fondamentalement bon et honnête, on accepte l’échange mais l’on se rend compte très vite que cela ne mène pas à grand-chose.
Ceci m’amène maintenant à aborder une question qui a fait couler beaucoup d’encre en Algérie comme en France. Après la polémique engendrée par son article à propos des agressions de femmes à Cologne, Kamel Daoud vient d’annoncer qu’il se retire du débat public et qu’il envisage d’abandonner le journalisme. Je n’entrerai pas dans la discussion à propos du papier incriminé même si je tiens à préciser qu’il ne m’a guère convaincu et qu’il a même généré un malaise certain. Il se trouve que des universitaires et des chercheurs ont pris la plume (ou le clavier) et mis en cause l’article de Daoud. C’est leur droit le plus absolu. Leurs arguments peuvent être acceptés ou rejetés mais il ne s’agit en aucun cas d’une « opinion » ou d’un « trollage ». Autrement dit, leur texte est le bienvenu parce qu’il alimente le débat. Parce qu’il ne se nourrit pas des anathèmes habituels que véhiculent les trolls et les expertes autoproclamés.
Les signataires de l’article incriminé ont le droit de réagir au texte de Kamel Daoud et de le « challenger ». A lui de répondre (ce qu’il a fait) ou pas. Mais décider de se retirer du débat public, en partie à cause de cette réaction écrite, ne me semble pas être la bonne chose. Il faudrait pouvoir continuer à débattre quitte à voir son aura être écornée. On ne peut pas plaire à tout le monde. On ne peut pas être applaudi par tous. Mieux, si l’on est célébré « ici », il faut s’attendre à être déboulonné « là-bas ». C’est la règle du jeu : qui écrit, s’expose.
Ou, plus exactement : qui écrit, doit accepter de s’exposer à ses pairs. Mais je peux comprendre la réaction de mon confrère. Il dit qu’il abandonne le journalisme. Je l’inciterai plutôt à faire le contraire. A pencher vers le « vrai » ou « un autre » journalisme. Autrement dit à prendre le temps d’aller à la rencontre des gens, d’enquêter et de restituer un rendu qui ira au-delà de ses propres convictions.
A l’inverse, je trouve stupéfiantes ces réactions diverses qui s’indignent de l’article des chercheurs et qui dénoncent des tentatives de censure ou de passer une muselière à l’écrivain. Cela en dit long sur l’incapacité de nombre d'Algériens (*) à comprendre que critiquer un texte, ce n’est pas s’en prendre personnellement à l’auteur. Ce n’est pas chercher à faire du mal à l’Algérie en critiquant l’un de ses champions. J’ai même vu passer une pétition pour protester contre cette mise au point. On frise le ridicule.
Le monde des idées, ce n’est pas un stade de football où règnerait le plus primaire des chauvinismes. Ridicule est aussi une partie de la presse française qui s’empare de l’affaire pour faire croire qu’il y a une tentative organisée de censure contre Kamel Daoud. Il est vrai que l’occasion est belle pour elle de s’indigner en prenant l’habituelle posture du phare mondial de la presse libre qui pointe un faisceau accusateur vers ce pays, l’Algérie, où la censure ne cesserait de sévir…
Notes
(1) "Web 2.0, expertise et opinion : Le nouveau royaume des idiots ?", Courrier international, 31 août 2006.
(*) Dans une version précédente de cette chronique, j'avais écrit "de nombreux". L'usage de "nombre d'Algériens" atténue ce qui pourrait passer pour une forme d'essentialisme.