Vous allez peut-être me trouver odieux, monstrueux, mais plus j'écoute les réactions suscitées par la menace terroriste, plus j'éprouve presque de la sympathie pour les gars de Daech. Vous aurez réussi le pari incroyable de faire d'un inconditionnel de l'ordre, de la justice et de la liberté, un sympathisant du mal, bien malgré lui. On ne soupçonne même pas à quel point la bêtise d'autrui peut engendrer des envies de meurtre ou de suicide. L'envie de faire mal n'est parfois que l'expression d'un refoulement trop contenu, enduré, porté comme une croix sanguinolente. Quand finira-t-on par comprendre qu’on peut haïr un ennemi sans tomber dans la folie furieuse? Qu'on peut chercher à abattre une bête féroce sans tomber dans la bestialité ? Qu'on peut traquer un monstre sans se transformer en vampire ?
Messieurs-dames, j'ai le regret de vous dire que vous vendez bien mal votre guerre. Qu'on voulût tout simplement la perdre, on ne s'y prendrait pas autrement. Parce qu'il s'agit bien de cela : vendre une guerre, inévitable pour vous certes, mais à laquelle bon nombre de vos soldats se sentent étrangers, voire rétifs ou carrément hostiles. Nos commentateurs, parce qu'ils ont l'habitude de penser tout haut et de gueuler très fort, ont l'air de croire que tout le monde pense comme eux. Imbus de leur bon droit, cantonnés dans leur logique inébranlable, ils font peu de cas de la foule des indécis désorientés par un discours de haine chez ceux qui prétendent combattre le mal. Ils voient mal le bien s'affubler d'autant de hargne crasse.
En termes plus simples, il faut cesser de penser qu'on est en train de prêcher des convertis. L'auditoire n'est pas entièrement acquis à votre cause et de ce fait, il est tout à fait suicidaire de s'attirer les foudres ou du moins l'antipathie d'un public qui n'est pas naturellement disposé à vous faire confiance. Ce public que vous avez longtemps traîné dans la boue de votre mépris et de votre dénigrement, croyez-vous qu'il est enclin à écouter vos balivernes ? Parce que la situation se présente de la manière suivante : les forces déjà engagées dans une guerre sans merci contre l'ennemi extérieur, il faut se préparer à une autre confrontation plus cruciale, contre le futur ennemi intérieur. Or, au lieu de consolider et affermir le front intérieur, vous ne faites que le fragiliser, au risque de le désagréger.
Entendons-nous bien, vos discours sur les plateaux télé ne sont pas destinés à la consommation extérieure mais bel et bien au public intra-muros. Les autres, les radicalisés de longue date qui ont déjà pris les armes contre nous, ont cessé depuis longtemps de vous écouter. À qui donc parlez-vous ? Et là, il s'agit de faire très attention. Vous vous adressez, entre autres, à des êtres tout aussi passionnés que vous, que vous avez stigmatisés au point de les ghettoïser pendant trop longtemps. Des citoyens à qui vous avez refusé le droit à une entière citoyenneté, mettant constamment en doute leur loyauté, que vous avez chargés de tous les maux de la république, dont vous avez piétiné les croyances et foulé les convictions, forts de votre mainmise sur les médias et de la complicité des loups faiseurs d'opinion. Entre vous et eux, le courant ne passe pas et la confiance est un luxe qu'aucun groupe ne peut se permettre. Or, que faites-vous pour rassembler des troupes ? Vous attisez le feu de la désagrégation sociale, vous neutralisez, au mieux, vous vous aliénez, au pire, une part non négligeable de soldats potentiels.
Disons les choses encore plus simplement. Vous venez demander à des personnes déjà mal disposées envers vous, en les insultant et en condamnant leur idéal, à faire la guerre pour vous, contre des combattants dont ils se sentent plus proches. Hé oui, il faut se rendre à l'évidence, face à votre acharnement à enterrer une idéologie à laquelle ils croient et tiennent, ils pourraient se sentir plus proches des monstres qui ne les menacent pas de réduire à néant cette part de leur être à laquelle ils se sentent irrémédiablement attachés. Ces monstres comme vous les nommez ne les ont pas excommuniés, ne les ont pas poursuivis de leurs quolibets sur toutes les places publiques et les colonnes des journaux, ne raillent pas leurs croyances, ne s'emploient pas à les parquer dans les ghettos de la pensée jugée subalterne, n'œuvrent pas à limiter leur liberté de culte. Ils sont comme eux, de pauvres diables privés de pouvoir, de liberté d'expression, de moyens, de richesse, d'avenir. Dans ce cas, messieurs, vous n'avez aucune chance de les rallier à votre cause. Ils s'identifient, même par défi, à eux plus qu'à vous.
Messieurs, vous êtes hypocrites, Nous sommes hypocrites lorsque nous leur enseignons que toutes les cultures se valent, pour venir plus tard leur reprocher leur attachement à un culte ou à un dogme que nous jugeons rétrogrades. La question n'est plus de savoir qui a raison et qui a tort, on n'en plus à ce stade.
C'est devenu, pour tout le monde, une question de survie et il s'agit de nous prémunir contre la production d'autres haines embrigadées et radicalisées prêtes à fondre sur nous. Quand finira-t-on par comprendre qu'aux yeux de ceux qui seraient mieux disposés vis-à-vis de l'ennemi, l'idéal des radicaux que nous combattons n'est pas un idéal de conquête mais de reconquête, non un idéal d'agression mais de revanche et de réparation ?
Ne nous leurrons pas en nous installant dans nos convictions blasées. À leurs yeux, certains d'entre nous ne sont que des usurpateurs qui essaient à force de calomnies et d'acculturation de ravir cette société à ses véritables enfants. Non contents de leur imposer un mode de vie qui leur répugne, on fait tout pour le présenter comme l'unique alternative à leur culture rétrograde. Nous agissons ainsi en parfaits colonisateurs. Du coup, l'autre, l'ennemi implacable qu'on leur demande de combattre, qui promet de leur restituer leur société, de rétablir leur culte, de ne pas proclamer des restrictions à leur liberté de penser, de réparer les torts dont certains d'entre eux ont réellement été victimes pendant longtemps, d'installer un modèle de justice auquel ils croient, ne peut que leur paraître plus proche et plus humain.
Encore une fois, évitons les débats stériles et contre-productifs sur la primauté d'une culture ou d'un modèle sociétal sur les autres. L'approche conflictuelle ne servira la cause de personne. Il y a un temps pour la guerre et un autre pour la masturbation cérébrale. Nous sommes en guerre et il est crucial de resserrer les rangs.
Nos ennemis recrutent parmi ceux que nous laissons pour compte, dans les rangs de tous les mécontents que nous écrasons de notre morgue auto-suffisante. S'ils ne vont pas jusqu'à rejoindre l'ennemi à cause d'une communication au fort pouvoir excommunnicateur, ségrégationniste et peu professionnel, ils choisiront au moins de lui apporter une aide logistique ou d'abandonner le combat. Or ces gens sont parmi nous. Il n'y a que les mauvais généraux qui font des ennemis de leurs propres soldats.