La crise de la financiarisation de l’économie mondiale entre de manière zigzagante en zone de dépression, les principales économies capitalistes traditionnelles ont une croissance faible ou nulle et la Chine connaît une décélération rapide. Face à cela l’Occident déploie son dernier recours : son appareil d’intervention militaire intégrant les éléments armés professionnels et mercenaires, médiatiques et mafieux articulés comme une « Guerre de la Quatrième Génération » destinée à détruire les sociétés périphériques pour les transformer en zones de pillages. C’est la radicalisation d’un phénomène de longue durée de décadence systémique où le parasitisme financier et militaire s’est converti en centre hégémonique de l’Occident.
Nous ne sommes pas témoins de la « recomposition » politique du système comme le fut la reconversion keynésienne (militarisée) des années 1940 et 1950 mais de sa dégradation générale. La mutation parasitaire du capitalisme le transforme en un système de destruction des forces productives, de l’environnement, et des structures institutionnelles où les vieilles bourgeoisies se transforment en cercles de bandits, une ascension récente planétaire de lumpenbourgeoisies centrales et périphériques.
Le déclin du progressisme
Immergée dans ce monde, se déploie la conjoncture latinoaméricaine où convergent deux faits remarquables : le déclin des expériences progressistes et la longue dégradation du néolibéralisme qui les a précédées, et qui les a accompagnées depuis les pays qui ne sont pas entrés dans ce courant dont maintenant ce néolibéralisme dégradé apparaît comme le successeur.
Les progressismes latinoaméricains se sont installés sur la base de la lassitude et dans certains cas des crises des régimes néolibéraux. Quand ils sont arrivés au gouvernement, les prix internationaux favorables des matières premières additionnés à des politiques d’expansion des marchés internes, leur ont permis de recomposer la gouvernabilité.
L’ascension progressiste s’est appuyée sur deux impuissances ; celle de la droite qui ne pouvait pas assurer une gouvernance, effondrée dans plusieurs cas (la Bolivie en 2005, l’Argentine en 2001-2002, l’Équateur en 2006, leVenezuela en 1998) ou extrêmement détériorée dans les autres (Brésil, Uruguay, Paraguay) et l’impuissance des bases populaires qui ont renversé des gouvernements, ont usé des régimes mais qui même dans les processus les plus radicalisés n’ont pas pu imposer des révolutions, des transformations qui étaient au-delà de la reproduction des structures existantes de domination.
Dans les cas de la Bolivie et du Venezuela les discours révolutionnaires ont accompagné des pratiques réformistes remplies de contradictions, de grandes transformations ont été annoncées mais les initiatives se sont embrouillées dans d’infinies allées et venues, menaces, des décélérations « réalistes » et d’autres astuces qui exprimaient la crainte profonde de sauter les haies du capitalisme. Cela n’a pas seulement facilité la recomposition de la droite mais aussi la prolifération au niveau de l’état des pourritures de toute sorte, des grandes et des petites corruptions.
Le Venezuela apparaît comme le cas le plus évident de mélange de discours révolutionnaires, du désordre opérationnel, de transformations à moitié faites et d’auto-blocages idéologiques conservateurs. Il n’a pas réussi à se diriger vers la transition révolutionnaire proclamée (plutôt tout le contraire) bien qu’il ait réussi à rendre chaotique le fonctionnement d’un capitalisme stigmatisé mais debout, évidemment les États-Unis ont promu et profité de cette situation pour avancer dans leur stratégie de reconquête du pays. Le résultat est une récession de plus en plus grave, une inflation incontrôlée, des importations frauduleuses massives qui aggravent le manque de produits et l’évasion de devises signes d’une économie en crise aiguë.
Au Brésil, le zigzag entre le néolibéralisme « social » et un keynésianisme light presque méconnaissable, a réduit l’espace de pouvoir d’un progressisme qui débordait la fanfaronnerie « réaliste » (y compris son acceptation rusée de l’hégémonie des groupes économiques dominants). La dépendance des exportations de commodities et la soumission à un système financier local trans-national ont fini par bloquer l’expansion économique, et finalement la combinaison de la baisse des prix internationaux des matières premières et l’exacerbation du pillage financier ont précipité une récession qui a généré une crise politique sur laquelle ont commencé à chevaucher les promoteurs d’un « d’un coup d’Etat mou » exécuté par la droite locale et guidé par les États-Unis.
En Argentine, le « coup d’Etat mou » s’est produit protégé par un masque électoral forgé par une manipulation médiatique démesurée. Le progressisme kirchneriste dans sa dernière étape avait réussi à éviter la récession avec une croissance économique anémique soutenue par un développement du marché interne respectueux du pouvoir économique. A été aussi respectée, la mafia judiciaire qui avec la mafia médiatique l’ont poursuivi jusqu’à le déplacer politiquement au milieu d’une vague d’hystérie réactionnaire des classes privilégiées et de la plupart des classes moyennes.
En Bolivie, Evo Morales a subi son premier échec politique significatif lors du référendum sur la réélection présidentiel ; son arrivée au gouvernement a marqué l’ascension des bases sociales submergées par le vieux système raciste colonial. Mais le mélange hybride de positions anti-impérialistes, post-capitalistes et indigénistes avec la persistance du modèle minier extractiviste qui dégrade l’environnement, de communautés rurales et de la bureaucratie étatique génératrice de corruption et d’autoritarisme, ont fini par diluer le discours du « socialisme communautaire ». A partir de là, demeurait un espace ouvert pour la recomposition des élites économiques et de la mobilisation revancharde des classes privilégiées et de leur cour de classes moyennes, pénétrant un vaste éventail social déconcerté.
Maintenant la droite latinoaméricaine occupe les positions jadis perdues et consolide celles préservées, mais ce n’est plus cette vieille clique néolibérale optimiste des années 1990, elles ont muté à travers un processus économique, social et culturel complexe qui les a transformées en une lumpen-bourgeoisie nihiliste embarquée sur la vague mondiale du capitalisme parasitaire.
Des groupes industriels ou de l’agrobusiness ont combiné leurs investissements traditionnels avec d’autres plus rentables mais aussi plus volatils : des aventures spéculatives, des affaires illégales de toute espèce (depuis la drogue jusqu’aux opérations immobilières opaques en passant par des fraudes commerciales et fiscales et d’autres négoces troubles) en convergence avec des « investissements » pillards venant de l’extérieur, comme l’industrie minière ou l’extorsion financière.
Ce changement a de lointains précédents locaux et mondiaux, des variantes nationales et des dynamiques spécifiques, mais toutes tendent vers une configuration basée sur la prédominance des élites économiques biaisées par « une culture financière prédatrice » (court-termisme, déracinement territorial, élimination des frontières entre la légalité et l’illégalité, manipulation de réseaux d’affaires avec une vision plus voisine du jeu vidéo que de la gestion productive et d’autres caractéristiques propres au mondialisme mafieux) qui disposent du contrôle médiatique comme instrument essentiel de domination, en s’entourant de satellites politiques, judiciaires, syndicaux, militaro-policier, etc.
Restaurations conservatrices ou instaurations de néofascismes coloniaux ?
En général le progressisme qualifie ses échecs ou menaces d’échecs comme des victoires ou le danger du retour du passé néolibéral, on a l’habitude d’utiliser aussi le terme de « restauration conservatrice », mais il arrive que ces phénomènes soient extrêmement innovateurs, ils sont très peu « conservateurs ». Quand nous évaluons des personnages comme Aecio Neves, Mauricio Macri ou Henrique Capriles nous ne trouvons pas des chefs autoritaires sortis des élites oligarchiques stables, mais des personnages complètement sans scrupule, extrêmement ignorants des traditions bourgeoises de leurs pays (même dans certains cas avec des regards dédaigneux envers ceux-ci), ils apparaissent comme une sorte de mafieux situés entre primitifs et postmodernes, dirigeant politiquement des groupes de business dont la norme principale est celle de ne pas respecter la norme (autant que possible).
Un autre aspect important de l’articulation est celui de l’irruption de mobilisations ultra-réactionnaires de grande envergure où les classes moyennes occupent une place centrale. Les gouvernements progressistes supposaient que la manne économique faciliterait la capture politique de ces secteurs sociaux mais le contraire est arrivé : les couches moyennes se sont droitisées tandis qu’elles progressaient économiquement, regardant avec mépris ceux d’en bas et assumant comme leurs les délires néofascistes de ceux d’en haut. Le phénomène étant en synchronie avec les tendances néofascistes ascendantes en Occident, depuis l’Ukraine jusqu’aux États-Unis en passant par l’Allemagne, la France, la Hongrie, etc., expression culturelle d’un néolibéralisme décadent, pessimiste, d’un capitalisme nihiliste entrant dans son étape de reproduction négative amplifiée où l’apartheid apparaît comme la planche de salut.
Mais ce néofascisme latinoaméricain comprend aussi la réapparition de vieilles racines racistes et ségrégationnistes qui étaient restées cachées par les crises de gouvernance des gouvernements néolibéraux, l’irruption de protestations populaires et les printemps progressistes. Elles ont survécu à la tempête et dans plusieurs cas ont resurgi avant même le commencement du déclin du progressisme comme en Argentine l’égoïsme social de l’époque de Menem ou le gorilisme [1] raciste précédant, en Bolivie le mépris de l’indien et dans presque tous les cas en récupérant des restes de l’anticommunisme primaire de l’époque de la Guerre Froide. Des survivances du passé, de sinistres latences mélangées maintenant aux nouvelles modes.
Une observation importante est que le phénomène assume des caractéristiques de type « contre-révolutionnaire », pointant vers une politique de terre brûlée, d’extirpation de l’ennemi progressiste, c’est ce qu’on voit actuellement en Argentine ou ce que promet la droite au Venezuela et au Brésil, la mollesse de l’opposition, ses peurs et ses hésitations excitent la férocité réactionnaire. En se référant à la victoire du fascisme en Italie, Ignazio Silone la définissait comme une contre-révolution qui opérait de manière préventive contre une menace révolutionnaire inexistante. Cette non existence réelle de menace ou de processus révolutionnaire en état de marche, d’une avalanche populaire contre des structures décisives du système s’écroulant ou se brisant, enhardit (octroie une sensation d’impunité) les élites et leur base sociale.
La marée contre-révolutionnaire est l’un des résultats possibles de la décomposition du système en imposant de manière réussie dans quelques cas du passé des projets de recomposition élitiste, dans le cas latinoaméricain une décomposition explicite capitaliste sans recomposition à vue.
Si le progressisme a été le dépassement raté de l’échec néolibéral, ce néofascisme sous-développé exacerbe les deux échecs en inaugurant une ère, de durée incertaine, de contraction économique et de désintégration sociale. Il suffit de voir ce qui est arrivé en Argentine avec l’arrivée de Macri à la présidence : en quelques semaines le pays est passé d’une faible croissance à une récession qui s’aggrave rapidement, étant le produit d’un pillage gigantesque, il n’est pas difficile d’imaginer ce qui peut se passer au Brésil ou au Venezuela qui sont déjà en récession, si la droite conquiert le pouvoir politique à nouveau.
La baisse des prix des commodities et leur volatilité croissante, que la prolongation de la crise mondiale va sûrement aggraver, ont été des causes importantes dans l’échec progressiste et apparaissent comme des blocages irréversibles aux projets de reconversion élitiste-exportatrice moyennement stables. Les victoires de la droite tendent à instaurer des économies fonctionnant en basse intensité, avec des marchés internes entraînés et instables, cela signifie que la survie de ces systèmes de pouvoir dépendra des facteurs que les mafias gouvernantes chercheront à contrôler. En premier lieu, le mécontentement d’une majorité de la population en appliquant des doses variables de répression, légale et illégale, un abrutissement médiatique constant, une corruption de dirigeants et une dégradation morale des classes populaires. Il s’agit d’instruments que la crise elle-même et la combativité populaire peuvent rendre inutilisables, dans ce cas, le fantasme de la révolte sociale peut devenir une menace réelle.
La stratégie impériale
Les États-Unis développent une stratégie de reconquête de l’Amérique Latine l’appliquant d’une manière systématique et flexible. Le « coup d’Etat mou » au Honduras a été le coup de pied initial suivi par celui du Paraguay et l’ensemble des actions déstabilisatrices, certaines très agressives, de succès variés qui ont avancé au rythme des urgences impériales et de l’usure des gouvernements progressistes. Dans plusieurs cas les agressions plus ou moins ouvertes ou intenses se sont combinées avec les bonnes manières qui essayaient de vaincre sans violence militaire ou économique, ou en ajoutant à faibles doses les mêmes avec des opérations de domestication. Là où l’agression ne fonctionnait pas efficacement, le rodage moral a commencé à être pratiqué, ont été mis en application des paquets persuasifs de configuration variable, combinant pénétration, cooptation, pression, récompenses et d’autres formes tordues d’attaque psychologico-politique.
Le résultat de ce déploiement complexe est une situation paradoxale : tandis que les États-Unis reculent au niveau mondial en termes économiques et géopolitiques, ils reconquièrent pas à pas leur arrière cour latinoaméricaine. La chute de l’Argentine a été pour l’Empire une victoire de grande importance travaillée pendant longtemps, à ce qu’il est nécessaire d’ajouter trois manœuvres décisives de son jeu régional : la soumission du Brésil, la fin du gouvernement chaviste au Venezuela et la reddition négociée de l’insurrection colombienne. Chacun de ces objectifs a une signification spéciale :
La victoire impérialiste au Brésil changerait dramatiquement la scène régionale et produirait un impact négatif de grande envergure sur le bloc BRICS en affectant ses deux ennemis stratégiques mondiaux : La Chine et la Russie. La victoire au Venezuela lui octroierait non seulement le contrôle de 20 % des réserves pétrolifères de la planète (la plus grande réserve mondiale) mais aurait un effet domino sur d’autres gouvernements de la région comme ceux de la Bolivie, de l’Équateur et du Nicaragua et nuirait à Cuba sur laquelle les États-Unis déploient une sorte d’accolade de l’ours.
Finalement l’extinction de l’insurrection colombienne, en plus de se débarrasser de l’obstacle principal au pillage de ce pays, lui laisserait les mains libres à ses forces armées pour des interventions éventuelles au Venezuela. Du point de vue stratégique régional, la fin du groupe de guérilleros colombien sortirait de la scène une force combattante puissante qui pourrait parvenir à opérer comme un méga-multiplicateur d’insurrections dans une région en crise où la généralisation de gouvernements mafieux de droite aggravera la décomposition des sociétés. Il s’agit peut-être de la plus grande menace stratégique sur la domination impériale, d’un énorme danger révolutionnaire continental, c’est précisément cette dimension latinoaméricaine du sujet que les médias dominants cachent.
Décadence systémique et des perspectives populaires
Au-delà du paradoxe curieux d’un empire décadent reconquérant son arrière-garde territoriale, du point de vue de l’articulation mondiale, de la décadence systémique du capitalisme, la généralisation de gouvernements pro-gringos en Amérique Latine peut superficiellement être interprétée comme une grande victoire géopolitique des États-Unis bien que si nous approfondissions l’analyse et que nous introduisions par exemple le sujet de l’aggravation de la crise poussée par ces gouvernements nous tendrions à interpréter ce phénomène comme une expression spécifique régionale de la décadence du système mondial.
L’éloignement de la gêne progressiste peut arriver à générer de plus grands problèmes à la domination impériale, bien que les inclusions sociales et les changements économiques réalisés par le progressisme aient été insuffisants, brouillés, ils furent imprégnés des limitations bourgeoises et si son autonomie en matière de politique internationale a eu une audace restreinte ; ce qui est certain est que son parcours a laissé des traces, expériences sociales, dignifications (supprimées par la droite) qui seront très difficiles d’extirper et qui en conséquence peuvent arriver à se convertir en apports significatifs aux opérations à terme (et pas si lointains) de débordements populaires radicalisés.
L’illusion progressiste d’humanisation du système, de la réalisation de réformes « sensées » dans les cadres institutionnels existants, peut passer de la déception initiale à une réflexion sociale profonde, critique de l’institutionnalitée mafieuse, de l’oppression médiatique et des groupes d’affaire parasitaires. Cela inclut la farce démocratique qui les légitime. Dans ce cas l’ennui progressiste pourrait devenir tôt ou tard un ouragan révolutionnaire non parce que le progressisme tel quel évolue vers l’efficacité anti-système, mais parce qu’émergerait une culture populaire supérieure, développée dans la bagarre contre les régimes condamnés à se dégrader de plus en plus.
Dans ce sens nous pourrions comprendre l’une des significations de la révolution cubaine, qui ensuite s’est étendue comme vague anticapitaliste en Amérique Latine, comme dépassement critique du réformisme nationaliste démocratisateur ratés (comme le varguismo au Brésil, le nationalisme révolutionnaire en Bolivie, le premier péronisme en Argentine ou le gouvernement de Jacobo Arbenz au Guatemala). La mémoire populaire ne peut pas être extirpée, mais peut arriver à couler dans une sorte de clandestinité culturelle, dans une latence souterraine digérée mystérieusement, pensée d’en bas, sous-estimée par ceux d’en haut, pour réapparaître comme du présent -quand les circonstances le requerront- renouvelée, implacable.
Note :
[1] Gorilisme : Un gorille est une épithète ou un terme provenant de la politique interne argentine apparu en 1955 pour nommer une personne qui a une posture anti péroniste primaire et qui pousse à l’extrême