L’écritoire philosophique/Culture de la langue et culture de la terre

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Si on dit que l’usage des langues, par opposition à tout autre système de communication, est le propre des hommes, alors on considérera à juste titre qu’il n’y a pas lieu de distinguer ici entre nomades et sédentaires. On dira au contraire qu’il a existé et qu’il existe aujourd’hui encore des langues de nomades et des langues de sédentaires et que, dans chacun des cas, la langue traduit le mode de vie des hommes qui la parlent... Il n’y a aucune raison, du reste, pour que la structure d’une langue et son vocabulaire ne reflètent pas de telles différences, d’autant qu’entre nomades et sédentaires les différences de mode de vie sont tout à fait importantes.

Pourtant, il semble assez évident aussi que la naissance des langues dans l’histoire des hommes ait partie liée avec la sédentarité. Non que la pratique de la langue ne fasse irruption dans la vie des hommes que lorsque cesse le mouvement, que s’interrompt l’errance de la vie sauvage. C’est l’inverse. C’est l’entrée en scène de la langue qui crée les conditions de la sédentarité. De l’attachement à une terre particulière. Parce qu’avec la langue, ou la magie de la langue, l’horizon se rétrécit et le tout du monde peut désormais tenir dans l’espace familier à l’intérieur duquel la langue a fixé la présence des choses.
Tant qu’il n’y a pas langue, l’homme (pour autant qu’on puisse l’appeler ainsi à ce stade) navigue dans un espace indistinct, indéfiniment ouvert, où rien ne survient qui soit assez fort pour briser l’élan qui le porte vers l’ailleurs. Dès que la langue est là, il y a un monde, un monde auquel il appartient et dont il sait qu’il doit en prendre soin. Donc s’y fixer.

On peut certes essayer de déterminer ce qui vient en premier et ce qui vient en second: est-ce le mot proféré qui fait surgir d’un coup l’être dans l’horizon de l’homme ou est-ce la stupeur devant la merveille de l’être qui arrache à l’homme son premier mot ? Le plus juste serait de considérer qu’il y a contemporanéité entre ces deux événements. Ou de dire qu’en réalité ces deux événements n’en font qu’un. Ce qui revient finalement à poser qu’il y a bien un moment fondateur par rapport auquel la langue se trouve intimement liée à la sédentarité, en ce sens précis cependant que l’homme se laisse capter par un monde et inaugure ainsi l’ère de son humanité. En d’autres termes, ce n’est pas de n’importe quelle sédentarité que nous parlons : il s’agit de celle qui fonde pour l’homme la possibilité d’un être au monde, avec cette double option d’ailleurs qui consiste ensuite à adopter le mode de vie nomade ou le mode de vie sédentaire.

Il y a donc une sédentarité primordiale, constitutive de l’humanité de l’homme, et cette sédentarité se décline selon des modes de vie très différents, parmi lesquels figure le nomadisme, dans sa version tardive, postérieure à l’apparition de la parole et au développement de la langue. Ce nomadisme peut être considéré comme une façon de prendre soin de la terre, d’en apprivoiser l’étendue et d’en déployer la diversité. Il entre dans le cadre de cette vocation essentielle de l’homme au jardinage, au sens large de ce terme. Car toute errance n’est pas vagabondage : elle est parfois effort d’appropriation.

Mais, ayant précisé cela, nous devons souligner que la langue est fondamentalement fille de la sédentarité: son développement requiert que l’homme fasse patience devant l’eau qui sourd de la fontaine, la plante qui pousse, le ciel aux couleurs changeantes, le spectacle des collines et des prairies à travers les saisons, la femelle du troupeau qui donne naissance... Dans la permanence du décor qui forme le quotidien apaisé de son existence, tout changement donne lieu à une nouvelle conquête d’expression, à une dilatation des ressources de la langue. Il y a un travail de la langue, qui est sans doute le premier moteur de tout travail, et en particulier de tout travail de la terre, de toute agriculture.

C’est ce travail de la langue au sein de la sédentarité qui nous fait parler d’un ancrage de la langue dans le sol. Et qui permet aussi de dire que la culture de la terre est culture de l’esprit, car elle suscite du changement dans l’immobilité de la vie sédentaire, et nourrit par là la faim humaine de dire le monde et son devenir, et de grossir ainsi la langue de capacités nouvelles.
Culture et agriculture sont donc cousines. Mais que reste-t-il aujourd’hui de ce cousinage ? La culture moderne est «hors-sol», coupée de la terre, et l’agriculture elle-même s’est industrialisée. Elle n’est plus cette activité humaine qui crée de l’expérience au bénéfice de la langue : elle enserre au contraire les productions de la terre dans des normes d’où il n’y a plus lieu de découvrir de la nouveauté. Les mots que l’on y invente sont le pur fruit de la technique : mélange de mécanique, de chimie et d’économie. C’est le règne du concept qui agence le réel pour mieux en disposer.

Une telle coupure de la langue par rapport à la terre, qui est aussi son appauvrissement poétique, est sans doute un des grands signes de notre époque, un de ses grands malheurs qui sont d’autant plus dommageables que le vide qu’ils créent dans la vie des hommes n’est pas reconnu comme tel. Faut-il donc espérer un retour à la terre, dans l’esprit des écologistes, pour redonner aux langues humaines la vigueur qui fut la leur autrefois? La manœuvre est trop simpliste pour être féconde. Elle risque de plus de nous engager sur la voie d’une sorte de momification des langues, dans le souci de les soustraire aux effets de la modernité. Mieux vaut peut-être profiter de leur relation actuelle de cohabitation au sein des peuples pour susciter entre elles une solidarité de la mémoire. C’est par le génie retrouvé des langues, à la faveur de cette cohabitation, que l’homme réapprendra le travail de la terre, et non l’inverse.

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