Le prisme et l’horizon/ La Turquie, les Kurdes et les autres…

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Le démembrement de l’Etat islamique est en route. Il est loin le temps où les nouvelles arrivaient, jour après jour, annonçant des conquêtes à l’actif des jihadistes et montrant des bannières noires qui flottent sur les bâtiments de villes syriennes aux habitants hagards... Sur presque tous les fronts, l’Etat islamique recule aujourd’hui et laisse derrière lui les vestiges de ses destructions et de ses exactions.

A Genève, on discute. Entre représentants du régime et représentants de l’opposition, l’animosité reste vive mais on s’en tient aux engagements pris : faire respecter le cessez-le-feu sur le terrain et avancer dans les discussions. Des violations ont pu être constatées, déplorées et dénoncées, pas plus tard qu’hier, sans remettre en question le statu quo. Les négociations buttent de leur côté sur les modalités de la mise en place de la transition, sans que personne ne s’avise sérieusement de claquer la porte... Et pendant ce temps-là, la population syrienne souffle un peu, pleure ses morts et la destruction de ses villes, mais reprend un peu espoir…

Bref, on a connu des heures plus sombres. Seulement voilà, la transition engagée menace d’anciens équilibres dans la région. On s’est beaucoup évertué ces derniers temps, dans les médias et sur les colonnes mêmes de ce journal, à fustiger le rôle de la Turquie et de son président. Des plumes querelleuses tentent de s’accrocher à des lectures partielles, erronées et surtout largement anachroniques sur un Erdogan dans le rôle de chef d’un islamisme sunnite, tirant secrètement les ficelles pour faire triompher son idéologie dans le monde... C’est oublier un peu que la région dont nous parlons est un nœud géopolitique, où se concentrent des différences ethniques et religieuses, où se heurtent des revendications territoriales et où le poids de l’histoire, celui des grands empires, n’a pas cessé de peser.

Quiconque veut tenter de comprendre ce qui se joue en cette page actuelle de notre histoire, et ne pas se contenter de remâcher en jubilant des théories éculées, se doit de prendre la mesure de la complexité des choses. C’est vrai de la relation de la Turquie avec ses voisins comme de celle des autres pays de la région. Mais restons-en à la Turquie.

Ce qui est clair pour tous, loin des hypothèses sulfureuses, c’est que la Turquie d’Erdogan est un mauvais élève de la guerre contre l’Etat islamique. Elle ne l’est pas parce qu’elle nourrirait en cachette une sympathie pour le modèle politique dont nous ont gratifié les idéologues de Abou Bakr Al-Baghdadi : cette idée n’entre que dans les têtes sans cervelle. Bon élève, elle ne l’est pas pour cette raison qu’elle craint un scénario territorial qui pourrait émerger des ruines de l’Etat islamique. Et ce n’est pas être un fin limier que de le deviner. Nous voyons bien en ce moment de quelle façon, assez maladroite d’ailleurs, la Turquie s’embourbe dans le conflit avec les Kurdes du PKK. Ce n’est pas de sa part une lubie de déterrer une hache de guerre qui est restée enfouie de longues années.

A tort ou à raison, la Turquie considère que l’existence future d’une région autonome ou d’un Etat kurde à l’intérieur de l’actuel territoire syrien, à l’image de ce qui se dessine en Irak, est un risque majeur pour sa sécurité et son intégrité. Pourquoi? Pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu’il existe une relation de proximité entre les militants du PKK en Turquie et ceux du Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie. Proximité qui est absente dans le cas des Kurdes irakiens, alliés des Etats-Unis. Ce qui signifie que, demain, le PKK peut disposer d’une base arrière en dehors de ses frontières tout en s’appuyant sur l’exemple du modèle de la recomposition syrienne pour réclamer une autonomie ou une sécession.

Il faut savoir, par ailleurs, que l’engagement, très remarqué, des Kurdes du PYD contre l’Etat islamique n’a pas seulement pour but de repousser la menace de ce dernier. Il vise à se donner l’image d’une partie particulièrement méritante dans l’effort de reconquête du territoire, de manière à faire valoir cette donnée dans les négociations en vue d’une souveraineté future.

Deuxièmement, parce que le bras de fer engagé entre Russes et Turcs, qui n’est en un sens que la résurgence d’anciennes rivalités impériales autour du contrôle de la région du Caucase, pourrait amener la Russie à jouer la carte des Kurdes syriens pour affaiblir la Turquie. Et, sur ce point, Erdogan ne joue pas seul : il se sait surveillé par l’armée. Il y a un pacte tacite entre elle et lui : affaiblir la Turquie est une ligne rouge.

Troisièmement, parce que la Turquie qui s’est modernisée sous Kamel Atatürk, et qui s’est modernisée ensuite en jouant franchement le jeu de la démocratie à la fin des années 90, ne s’est toujours pas modernisée au point de se réconcilier à la fois avec son passé et avec les populations de la région. Ses relations avec les Kurdes ne sont pas les seules à être tendues: il y a aussi, bien sûr, celles avec les Arméniens…

La crispation actuelle du gouvernement turc est visible. Elle ne lui fait pas seulement perdre sa position dans le cortège des pays qui cherchent à mettre fin à la menace jihadiste, elle provoque chez elle un net recul en matière de respect des droits de l’Homme en général et de la liberté d’expression en particulier.

Mais, ayant dit cela, qu’avons-nous dit de très nouveau ? Pas grand-chose. A moins d’ajouter qu’il appartiendra aux éminences onusiennes qui président aux négociations de Genève de veiller à ce que les solutions dégagées soient des solutions qui, tout en rendant justice aux uns et aux autres, apaisent aussi les inquiétudes et ne jouent pas le jeu de rivalités obsolètes.

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