L’écritoire philosophique/Du travail de la terre au visage de l’autre

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Notre chronique de la semaine dernière nous a entraînés sur le chemin qui mène de l’errance initiale à cette sédentarité fondatrice de la langue. Mais où, disions-nous, c’est le surgissement de la parole qui suspend la loi de l’errance et instaure l’ordre nouveau d’un «être au monde», qui est aussi travail de la terre...

Le travail de la terre n’est pas ici une réponse à la question des moyens de subsistance, la forme que se donne la vie économique de l’homme venant de découvrir la sédentarité. Nous avons essayé de montrer au contraire que ce «jardinage» relève d’une passion de la langue : car dire l’être des choses — ce que rend possible l’usage de la langue — ne signifie pas qu’on s’installe vis-à-vis de ces choses dans une attitude purement contemplative. Cela signifie au contraire qu’on soit portés à les changer. Mais les changer, ce n’est pas les violenter, c’est plutôt faire en sorte qu’elles croissent, qu’elles révèlent leur être... Le travail de la terre relève donc, en premier lieu, d’un tel acte de création : une transformation du paysage et de tout ce qui l’habite dont le but est de les faire accéder à leur être, à la beauté de leur être.

Il y a sans doute ici un paradoxe qu’il faut souligner: nous disons que la parole issue de la langue révèle l’être de la chose en la nommant. Elle révèle la totalité de cet être. Mais, dans le même temps, elle éprouve la différence qui sépare cet être de l’horizon de son plein accomplissement. Le travail de la terre consiste justement à œuvrer en vue de ce plein accomplissement des choses dans l’horizon du monde... Il est la réponse créatrice opposée par l’homme au visage des choses tel qu’il se donne à lui dès qu’il bascule dans le monde de la langue. Mais ce paradoxe est au cœur de toute action de création, et de toute passion de l’être, dans la mesure où il cherche éperdument à donner aux choses l’être qu’elles ont déjà. Comme si, dans le moment de la découverte de l’être, s’ouvrait aussi la béance d’un néant. L’émerveillement face à la chose qui se donne n’est pas étranger à une sorte de frayeur face au néant en quoi cette chose pourrait être ravalée. C’est pourquoi l’homme crée ce qui existe déjà, car il sauve son être du néant qu’il pressent à son sujet, ou plutôt du néant qui l’a déjà happé.

L’être des choses qui porte la marque de ce sauvetage par le travail de l’homme renvoie à ce que nous appelons la «civilisation», c’est-à-dire la transformation des choses en ce qu’elles sont vraiment et éternellement, et par quoi elles participent au Beau.

Mais nous voudrions revenir au surgissement de la parole, qui pose à son tour des questions. Parler de surgissement de la parole, c’est parler d’advenue de la langue dans la relation de communication entre les hommes. Il n’y a pas de parole sans langue. Il peut y avoir échange de signaux, visuels ou sonores, à l’image de ce qui existe chez beaucoup d’animaux, sans que l’on puisse parler de langue, ni donc de parole. Mais que signifie cette solidarité entre parole et langue? Elle signifie qu’il y a un lien entre le pouvoir de faire advenir l’être des choses en les nommant et le nécessaire partage de ce pouvoir avec l’autre homme dans ce qui forme une communauté linguistique…

Là encore, il semble que nous ayons affaire à un paradoxe, car la rencontre de la chose à travers l’acte de parole est un acte éminemment solitaire. Au moment de cette rencontre, je suis requis au plus intime de moi-même. L’émerveillement autant que la frayeur éprouvée face à la fragilité de la chose, que nous venons d’évoquer à l’instant, correspondent à une expérience de grande solitude. Or ce par quoi je réponds à cette requête engage tous ceux avec qui je peux la partager. La langue fait signe vers cet espace foncièrement collectif en dehors duquel il n’est nul parole. En investissant cet espace de la langue dans ma façon de me tourner vers la chose, c’est comme si la rencontre avec elle était pour moi l’occasion, en réalité, de réveiller ce partage de la parole qu’est la langue…

Au sujet de la parole, il faut dire qu’elle n’est pas seulement partageable dans la mesure où elle est issue d’une langue particulière — avec son lexique et sa syntaxe connus et reconnus des différents utilisateurs: il faut dire qu’elle relance le pacte sur lequel s’est construite cette langue, qu’elle en célèbre la naissance et qu’elle réaffirme l’appartenance commune qui lie chacun des membres de la communauté à la construction de cette première œuvre... On voit donc comment se mêle à une expérience de solitude, dans toute sa dimension dramatique, une autre expérience qui, elle, exprime la communion dans l’appartenance à une famille dont l’homme qui parle n’est qu’un membre.

De fait, dans toute parole créatrice, qui est solitaire, c’est la langue qui fait acte de présence, et le locuteur lui fait allégeance. Mais laissons pour l’instant cette énigme : nous pourrons y revenir plus tard, un autre vendredi.

Une autre question attend d’être évoquée au sujet du surgissement de la parole. Elle porte sur l’autre homme, qui peut bien sûr être une femme : il ou elle est à la fois l’être partageant avec moi ma solitude face à la chose qui se révèle par l’élément de la langue, ou qui est mon partenaire dans le travail de la terre, mais il ou elle peut aussi être ce dont le visage se révèle à moi dans l’émerveillement et la frayeur. C’est tellement vrai que tout peut commencer par cette rencontre-là. En ce sens où c’est ce visage qui, le premier, m’arracherait la première parole, et l’échange des premières paroles avec ce visage qui fonderait la naissance de la langue.

Nous sommes donc toujours sur le chemin qui mène de l’errance à la sédentarité et voilà qu’un autre récit nous est proposé du commencement, celui pour lequel l’accès décisif n’est pas le visage des choses, mais le visage de l’autre homme. Comme dirait Martin Buber, il ne s’agit plus de la relation Je-Cela, mais de la relation Je-Tu…

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