De la vision télévisuelle de la chose, on a l’impression que demain l’EI sera de l’histoire ancienne en Syrie et que Bachar El Assad est réinstallé. C’est aller un peu vite en besogne mais c’est aussi oublier bien des paramètres qui font de ce pays, comme de l’Irak des problématiques complexes…
… Encore plus complexes que la Libye dont on avait oublié le rôle dans le problème touareg mais aussi dans les flux migratoires. Ce qui fait qu’on demande presque aujourd’hui à la Turquie de jouer ce rôle de fusible. Mais revenons à la Syrie, ce pays qu’on croyait indéboulonnable du temps d’Hafez El Assad. L’arrivée au pouvoir du fils, l’ophtalmologue Bachar, tient du hasard, après la mort accidentelle de Bassel, l’ainé. A la mort d’Hafez, il faut rappeler la brève période de transition où la vieille garde Baasiste menée par le sunnite Abdul Halim Khaddam, aujourd’hui en exil à Paris, tenta de conserver le pouvoir, ou au moins une influence. Mais Bachar, plutôt que de « tuer le père », entreprit de se séparer de ces encombrants personnages après son élection. Toutefois, la nouvelle garde n’a jamais réussi à faire taire des nostalgiques de l’ancien régime, notamment lors des normalisations des relations avec le Liban, le rétablissement de négociations avec Israël, ou la libéralisation économique qui a modifié le paysage économique du pays, un temps du moins.
Un héritage fragile
Parmi les changements diplomatiques entrepris par Bachar, il y en a un qui n’est pas anodin. Il tient au problème kurde et c’est avant son accession au pouvoir qu’un premier basculement se fait. Le leader du PKK Abdullah Öcalan est en effet réfugié en Syrie de 1979 à 1998, en faisant une base arrière de la rébellion Kurde en Turquie. Cela va pourrir les relations entre les deux pays. La Syrie va l’expulser en octobre 1998 afin de faire un geste d’apaisement et il sera arrêté par la suite à Nairobi puis emprisonné en Turquie. Mais cela aura pour effet de créer les germes d’une rébellion kurde alors qu’un statu quo (entretenu par la force et le renseignement) avait permis la stabilité. Bachar ne fera rien pour calmer cette situation interne et le paiera après les printemps arabes. Entre le départ de personnalités sunnites de premiers plans, le problème kurde, la corruption et les enrichissements de certaines communautés, le bel édifice Syrien a soudain vu ses fondations fragilisées. Comme d’autre part Bachar El Assad tentait de retrouver de l’influence auprès des pays arabes comme de la communauté internationale, il n’en fallait pas plus pour attiser les jalousies des autres puissances régionales : Arabie Saoudite, Turquie, notamment.
Un Pays unifié en apparence
Cette carte de 1935 montre la complexité de la Syrie de l’époque, et cela n’a jamais totalement disparu même si la répartition a grandement évolué dans la période d’El Assad. Les régions du nord kurde et de l’ouest sunnite, aussi frappé par une sécheresse de 2007 à 2011, se sont soulevées. Sans doute que certains leaders régionaux ont vu l’opportunité de tester le nouveau dirigeant, pour gagner du pouvoir local dans un pays qui reste historiquement aussi tribal que l’Irak l’était. Je passe volontairement sur la période coloniale franco-britannique qui a entretenu des rivalités qu’on lit aujourd’hui plus clairement. Mais justement l’Irak voyait, à ce moment, se monter une alliance entre les dirigeants floués de l’ancien régime et une partie des sunnites écartés du pouvoir plus des résidus du terrorisme international, d’Al Qaeda dans ce qui a donné l’EI, alors encore appelé EIIL. L’occasion était trop belle pour ce nouveau groupe pour trouver de nouvelles recrues en promettant un nouvel état sunnite et religieux, mais surtout de faire main basse sur ce qui manquait : les finances. Les rebelles syriens pacifistes sont bien vite débordés par des groupes armés puisque le régime répond par la force à leurs manifestations. Le mouvement se radicalise et l’EI comprend très vite l’opportunité d’étendre son influence naissante.
Le rôle du pétrole
Il faut rappeler la localisation des gisements pétroliers dans le moyen orient pour bien comprendre.
Ce sont justement les régions de Syrie qui se soulèvent situées coté irakien et dans le Kurdistan. Avec cette manne financière, entretenue par des acheteurs peu scrupuleux, le régime de Damas ne pouvait pas laisser s’installer un réseau parallèle qui le coupe d’une ressource majeure de son économie. Et j’ai déjà parlé ici du projet de pipeline Syrie-Irak-Iran qui dérange tant l’Arabie Saoudite et le Qatar et désenclaverait le pétrole Iranien. Assad a préféré signer en 2011 (soit l’année du début de la guerre civile) un accord tripartite pour ce pipeline concurrent au projet de pipeline dit « arabe » qui aurait relié l’Arabie Saoudite au Liban et à la Turquie.
C’est encore un des éléments qui peut expliquer l’embrasement soudain de la situation et surtout l’arrivée massive d’armements et de mercenaires du côté rebelle. Car il faut se souvenir que les premiers soulèvements étaient pacifiques puis se sont radicalisés avec des armes toujours plus meurtrières. L’utilisation d’armes chimiques (avéré même si les rapports officiels ne disent pas qui les a utilisé sur chaque zone), de barils d’explosifs et autres tirs sur des populations civils n’a fait finalement qu’aider l’EI à recruter et à s’installer dans la zone. On sait depuis que certaines de ces armes sont passées de mains en mains rendant le travail des experts, difficile.
La phase diplomatique ratée
C’est à ce moment que la diplomatie s’en mêle et que l’on retrouve USA, France, Russie à la manœuvre, avec derrière les intérêts du Qatar, l’Arabie Saoudite, la Turquie. Il faut se souvenir qu’à ce moment, la Russie reste fréquentable car la crise ukrainienne n’a pas été déclenchée, mais n’a pas retrouvé la place qu’elle souhaite dans les grands de ce monde.
Toutefois, les intérêts économiques et pétroliers, tout autant que stratégiques sont divergents. La Turquie souhaite jouer un rôle mais est mise à la fois sur la touche par les Etats-Unis et mise sur une chute rapide du régime, qui n’arrivera pas. Le soutien aux combattants kurdes d’un côté, les fournitures d’armes proposées par France et Royaume Uni de l’autre font que le rendez-vous est raté. On parle d’une proposition russe qui aurait pu sauver en partie la face de Bachar et la situation mais c’est la voie militaire qui est préférée pour les raisons évoquées.
Le déchainement de violence est tel qu’on imagine mal alors une Syrie avec Bachar El Assad encore au pouvoir. Hollande propose des frappes, Obama parle de ligne rouge mais le souvenir de la Libye reste vivant dans l’esprit d’un establishment américain qui ne sait plus quoi faire. L’occasion a alors été manquée d’intégrer les russes dans la négociation, de parler aussi avec l’Iran (qui reviendra ensuite), et de tenir compte d’un maillon important, la Turquie. Les intérêts étaient trop divergents alors pour être réunis autour d’une table. Côté Syrien, l’opposition modérée n’a pas une grande force et on se méfie toujours des Frères Musulmans après les épisodes Tunisiens et Egyptiens. Ils restent pourtant présents au sein des représentations internationales de l’opposition.