Le prisme et l’horizon/Le nœud d’Alep

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Alors que les négociations ont repris en théorie à Genève entre les protagonistes du conflit syrien, la bataille fait rage à Alep, cette ville importante du nord de la Syrie. Ce qui pourrait s’expliquer par le fait que cette région enregistre la présence de jihadistes à la fois de l’Etat islamique et du Front Al-Nusra, et que ces gens-là ne sont bien sûr pas concernés par la trêve signée au moment du lancement des négociations. En un sens, il n’y a donc là rien d’anormal dans la poursuite de la guerre et de ses malheurs tragiques… Or, les choses ne sont pas si simples. Et c’est apparemment la raison qui explique la grogne à Genève des représentants de l’opposition au régime : ils menacent purement et simplement de mettre un terme aux négociations en faisant valoir que les forces du régime ne respectent pas la trêve et que leur aviation continue de bombarder des civils.

Cette hypothèse est tellement sérieuse que les présidents américain et russe ont dû se parler au téléphone pour réaffirmer leur engagement commun à faire respecter la trêve. Cela s’est passé lundi… «Les dirigeants ont discuté en détail de la situation en Syrie, confirmant notamment leur intention de faciliter le renforcement du cessez-le-feu, fruit d’une initiative russo-américaine, dans ce pays, ainsi que l’accès de l’aide humanitaire», lit-on dans un communiqué publié par le Kremlin. Cet entretien fait suite à des accusations de l’opposition syrienne contre le régime, qui ont été reprises par les Américains eux-mêmes. Josh Earnest, porte-parole de l’exécutif américain, considère que la trêve est fragilisée en raison de «violations perpétrées par le régime»…

On note cependant que le communiqué du Kremlin contient un appel de Poutine afin que «les rebelles modérés se démarquent du groupe Etat islamique et des jihadistes du Front Al-Nosra». Cet appel cache évidemment une accusation. Il sous-entend que les rebelles modérés n’hésitent pas à s’allier aux jihadistes…

Car, sur le terrain, il se passe la chose suivante : les zones arrachées aux groupes jihadistes par les rebelles et par les forces du régime sont des zones que les uns ou les autres vont pouvoir mettre sous leur contrôle et sur lesquelles ils vont revendiquer un droit lors des négociations… Or, la tentation des rebelles, du point de vue de Poutine en tout cas, est de se rapprocher des jihadistes pour empêcher les forces du régime de progresser à leur détriment dans le contrôle de zones nouvelles.

Tel est le nœud du problème dans ce processus de paix à la syrienne, dont on retrouve une version concentrée autour de la ville d’Alep en raison de l’intrication des forces en conflit. Il y a une forte probabilité que certains rebelles, d’obédience islamisante, agissent de la manière dont nous parle Poutine. Mais il est difficile d’apprécier l’ampleur réelle de ce phénomène. Il est difficile d’établir s’il représente une tendance générale ou une tendance marginale. Il est difficile aussi de faire le distinguo entre de simples manœuvres tactiques sur le terrain de la part des rebelles et le fait d’alliances stratégiques dissimulées.

Or les forces du régime, assez fidèles à leur habitude de ce point de vue, ne font pas dans la nuance. Face à une alliance même supposée entre rebelles et jihadistes, elles vont avoir tendance à mettre tout ce monde dans le même sac en établissant les plans de vol et de bombardements de leur aviation. D’où violation de la trêve. D’où menace sur la pérennité des négociations engagées à Genève depuis le 14 mars dernier…

La réponse qui semble se proposer pour résoudre le problème est que les services de sécurité russes et américains renforcent leur coopération. Ce qui suppose qu’ils se rapprochent des zones de combat dans la région d’Alep pour se faire une idée plus précise de ce qui s’y passe réellement et pour juger sur place s’il est avéré que des alliances sont à l’œuvre entre rebelles «modérés» et jihadistes, comme le sous-entend le président russe.

A Genève, les négociateurs sont parvenus jusqu’ici à se mettre d’accord sur le principe d’une période de transition et d’un gouvernement de technocrates (même issus du pouvoir en place à Damas), mais ils ne parviennent pas à s’entendre sur le sort à réserver à Bachar Al-Assad : doit-il ou non être mis à l’écart ? Les élections législatives que ce dernier a organisées, et qui ont été gagnées par son parti – dans des conditions contraires à toutes les normes en la matière -, lui font espérer une légitimité qu’il entend bien faire valoir… C’est un écueil sur le chemin d’une paix définitive. Un autre écueil réside dans le respect de la trêve partout où le soupçon d’une alliance entre rebelles et jihadistes brouille les lignes de démarcation, comme en ce moment à Alep.

Il s’agit ici d’un véritable défi sur le terrain, d’autant qu’il va engager la capacité des Américains et des Russes à jouer un rôle d’arbitre crédible dans la mêlée confuse d’un conflit armé. Entre les Panama Papers, qui pointent du doigt le président russe et dont ce dernier dit qu’ils sont une manœuvre de déstabilisation américaine, et les manœuvres d’intimidation de l’aviation russe sur les navires américains dans la mer Baltique, le couple américano-russe est-il en mesure d’assurer en Syrie sa mission d’arbitrage dans un esprit de collaboration qui garantisse qu’elle soit impartiale, honnête et constructive ? L’instant est décidément critique !

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