Lire un roman ressemble parfois à une randonnée en montagne. Les premières pages, comme les premières pentes, annoncent très vite ce qui va suivre. Le lecteur, comme le marcheur, sont dans un sentiment d’attente et de curiosité. Prenons le polar dont il est question dans les lignes qui suivent (*). Un gros pavé de plus de quatre cent pages. Une collection prestigieuse à la désormais célèbre couverture rouge, blanche et noire et la promesse de découvrir un pays lointain, en l’occurrence le Canada, ou plus exactement le Québec lequel sert de toile de fond à l’intrigue criminelle.
Premiers pas, premières pages, il faut savoir tenir compte des augures et des mises en garde. Un pied qui dérape, un essoufflement précoce, de mauvaises vibrations incitent au demi-tour ou encouragent à changer d’itinéraire. Là, c’est la phrase suivante qui fait froncer les sourcils : « Après avoir découvert Three Pines, on ne l’oubliait jamais. Mais, pour trouver ce village, il fallait s’être perdu. » Allons bon… On dirait presque du Coelho et cela inquiète comme lorsque des nuages noirs font leur apparition aux sommets.
Pourtant, le titre et l’exergue poétique avaient constitué un délicieux encouragement. « Avril est le mois le plus cruel, il engendre / Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle / Souvenance et désir… » T.S Eliot dans La Terre vaine. L’un des plus beaux poèmes anglais du XXème siècle. Le désespoir, l’angoisse et la mélancolie engendrés par la guerre. La foi aussi en la paix. Voilà pour la poésie et revenons à Three pines, le village que l’on ne trouve qu’après une panne du GPS…
L’histoire se passe à Pâques et il faut une bonne dizaine de chapitres pour que l’on entre dans le vif du sujet. Entretemps, c’est l’occasion de réfléchir à un point que, peut-être, des docteurs et autres Phd en littérature devraient explorer. Il s’agit des fins de chapitres, surtout les premiers, et de ce qu’elles peuvent nous dire. En musique la fin d’un mouvement peut annoncer celui qui suit mais de manière subtile. Dans le cas du bouquin en question, on serait bien en peine de dire la même chose. Voici ce que cela donne pour la clôture du premier chapitre : « Clara sourit, mais ses yeux étaient posés sur Ruth qui, pour une fois, ne manifestait ni colère ni agacement. Clara perçut plutôt quelque chose de beaucoup plus déconcertant. De la peur ». Tatatan !…
Continuons. Fin du chapitre deux. « Chez Clara, l’attente joyeuse avait fait place à la terreur »… (Précisons qu’il ne s’est toujours rien passé, ni meurtre, ni attaque). Passons au troisième : « Clara vit alors passer quelque chose sur le visage de cette femme grise. Un sourire. Non, un rictus. » On se dit alors que c’est Clara qui va trépasser ou Ruth. Parce qu’entre chaque chute, il ne se passe toujours rien, mais absolument rien si ce n’est quelques agapes. Et puis, survient Peter, le mari de Clara. Il regarde le tableau que vient de peindre son épouse (cela se passe à la fin du chapitre quatre) : «Soudain, il sentit quelque chose l’empoigner. Par-derrière. Ce quelque chose avança vers lui (note du chroniqueur : ça vient par derrière mais ça avance vers…), pénétra en lui et l’envahit. Peter haleta de douleur, une douleur fulgurante, cuisante. Il eut les larmes aux yeux de se sentir vaincu par ce spectre qui l’avait menacé toute sa vie. Ce fantôme dont il s’était caché, enfant, qu’il avait fui, enterré, renié. Après l’avoir traqué sans relâche, il avait fini par le retrouver. Ici, dans l’atelier de la femme qu’il aimait. Alors qu’il était debout devant cette création, le terrible monstre l’avait trouvé. Et dévoré. »
Arrivé à cette page, on se dit que Peter, peintre lui aussi, va tuer Clara par jalousie. Que nenni. Pire, on ne va (presque) plus entendre parler d’eux dans la suite du bouquin même si on retrouve Clara à la fin du chapitre cinq où elle « jeta de nouveau un bref coup d’œil par la fenêtre. Il était temps d’enterrer la méchanceté. » Inutile de vous dire qu’il ne se passe toujours rien… Citons encore la fin du chapitre six dont le contenu n’apporte aucune lumière sur l’intrigue à venir : « Olivier était constamment ébahi par Gabri. Il le trouvait follement profond et profondément bête. Olivier secoua la tête et retourna au lit, confiant qu’au matin tous les mauvais esprits et tous les croissants auraient disparu. »
Arrivé là, le présent chroniqueur a inscrit la mention suivante à la marge : « watafouk ?! » et a envisagé d’ajouter le polar en question à la liste des ouvrages jamais terminés malgré des efforts répétés. Liste assez courte, disons-le sans aucune forme de fausse modestie, où figurent notamment Le Docteur Jivago (heureusement, il y a eu le film) et Le Grand Meaulnes (idem) ainsi que d’autres ouvrages plus récents que nous ne citerons pas pour ne vexer personne (énumérer les livres qui vous sont tombés des mains, voilà un excellent sujet de discussion pour animer un dîner en ville…). Mais le lecteur s’est accroché, poursuivant la lente progression avec quelques pages par jour, repensant parfois à cette universitaire, un peu foldingue, qui prétendit lors d’une soutenance de thèse que les polars étaient faits pour être lus par la fin…
Finalement, c’est une certaine Madeleine qui se fait occire et comme on a oublié qui diable elle était, on s’est vu obligé de revenir en arrière pour se rafraichir la mémoire. Ensuite, s’est déroulé le scénario classique du flic et de son équipe qui enquêtent. Les rivalités, les chausse-trappes, le policier qui, « comprit que s’il ne quittait pas ce lieu [une maison abandonnée où a eu lieu le meurtre de Madeleine], ses entrailles se changeraient en abîme. » (warf ! Telle fut la mention en marge) et de la nourriture à profusion comme ces « deux œufs sur une épaisse tranche de bacon de dos qui, à son tour, reposait sur un muffin grillé et doré. On avait versé un filet de sauce hollandaise sur les œufs, et une salade de fruits garnissait chaque assiette. »
Bref, la lecture fut lente, plus motivée par l’envie de savoir pourquoi Madeleine a été tuée que par la volonté de connaître le coupable. Et, au détour d’une page, vers la fin, réconfort après l’effort, vint une petite offrande, une compensation. Un poème, quelques vers, le cœur du livre, son essentiel : « Au-dessus de la lande ils coururent au couchant / Les nuages sombres, et malgré tout l’émoi / Nous dûmes affronter la pluie en prenant notre élan / Moi, mon amour et moi / Le goéland hurlait, les roseaux se courbaient / Mais, main dans la main, tous les trois / Nous nous hâtâmes en luttant contre le nordet / Moi, mon amour et moi. » Que dire après cela si ce n’est que la patience a toujours sa récompense. Quant à vous dire qui a tué Madeleine, et comme il s’agit d’une intrigue québécoise, ne comptez pas sur moi pour « divulgâcher » le dénouement. Et, de toutes les façons, il est déjà oublié…
(*) Louise Penny, Le mois le plus cruel, Actes Sud, 2012.