Mon chat César et ma petite voisine Anaïs semblent avoir signé un pacte de non-agression. Il dort d’un œil circonspect sur sa chaise. Elle l’ignore superbement. Ce qui pourrait être vexant pour lui qui est si pénétré de son importance de maître de maison.
Mais l’heure du goûter approche et la jeune donzelle part en quête de bêtises à faire dans la cuisine, inspecte les étagères de l’office et finit par revenir à ses anciennes amours, classer les disques par couleur. De guerre lasse, je lui propose un gâteau. Deux, réplique-t-elle en se précipitant sur la boite qui lui est réservée. Or, deux signifie pour elle un dans chaque main et un dans la bouche. Dans son système métrique, un et un peuvent faire trois.
Les comptables s’insurgent. Notre société mercantile se rebelle. Nos esprits cartésiens se révoltent. Et pourtant ! L’univers de ma petite amie est-il si différent du nôtre ? Einstein prétendait que le temps peut s’écouler dans un sens et dans l’autre à la fois. La mécanique ondulatoire nous apprend que la lumière peut suivre en même temps un tracé rectiligne et un tracé sinueux. Et le sage démontre que l’on n’avance jamais aussi lentement que lorsque l’on se précipite en tous sens. Sans oublier l’avisé Jean de La Fontaine qui conclut que rien ne sert de courir pour arriver à l’heure ; il suffit de partir à point.
Mais nous entrons là dans le domaine de l’irrationnel. Domaine où certains croient à l’existence d’une vie après la vie et où d’autres croient que c’est illusoire sinon impossible. Domaine où les morts ne s’éclipsent jamais tout à fait du monde des vivants qu’ils surveillent, accompagnent, bénissent ou maudissent selon leur humeur. Il fut une époque lointaine où la paysanne prévoyait toujours une pomme ou un oignon sur un quartier de tranchoir frotté à l’ail pour le visiteur du soir. Il frappait parfois à la porte, fourbu et harassé par sa longue course par les sentiers et les bois.
Si le givre avait fleuri les haies, on lui abandonnait une place dans le cantou pour qu’il se réchauffe. Si la canicule avait semé la poussière, on lui versait un gobelet d’eau fraîche. Et il contait ses histoires, ses rencontres, ses aventures en croquant son repas avec lenteur par respect pour ses hôtes avant de s’allonger sur une mauvaise paillasse déroulée pour lui devant les cendres encore fumantes.
Lorsque l’aube effleurait les collines, il disparaissait à pas doux pour ne pas réveiller la maisonnée. Au chant du coq, chacun s’étonnait. C’était mon frère mort à la guerre, mon père parti à l’hiver dur, l’oncle emporté par le feu de Saint-Antoine. Était-ce lui ? Était-ce un autre ? Nul ne le savait avec certitude mais tous en étaient convaincus. Et deux plus deux pouvaient faire cinq en toute logique humaine.
Car c’est là, précisément, que réside la cohérence d’une vie. Dans les routes droites comme des voies romaines et les chemins de traverse tortueux. Dans l’action échevelée du combat et dans le recueillement face au couchant. Dans le cri de l’accouchée et le premier sourire de l’enfant au sein. Dans la marche aveugle des ambitions et le silence du vieillard épuisé. Dans les calculs savants qui explorent la complexité du vivant et la beauté du ciel sillonné de promesses, la musique de l’eau qui court sous les fougères, la poésie du coquelicot sur le bord du talus.
Toutes denrées qui n’entrent que trop rarement dans les livres de comptes. Mais qui nous laissent chaque jour bien des choses à penser.