Une lecture de la réalité des conflits politiques

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Ce qui a été frappant, ces temps derniers, est la domination du paysage médiatique par les discours de haine : chaque jour semble apporter son lot de violentes diatribes contre les uns ou les autres, comme notamment les campagnes contre les homosexuels et à propos des femmes qui défendent leurs droits. Il n'est pas question de hiérarchiser les problèmes et de minimiser telle ou telle forme d'atteinte aux droits : toutes sont également exécrables et doivent être combattues sans relâche. Les droits des citoyens, quelle que soit leur inclinaison sexuelle, quel que soit leur sexe, leur condition sociale, leur origine et même leur âge (eh oui, les enfants ont aussi besoin d'une protection totale) doivent être défendus sans hésitation, quelle que soit l'origine ou la nature de l'attaque subie.

Mais, dans ce combat quotidien pour la dignité de tou-te-s, il faut s'efforcer d'avoir une attitude semblable à celle du médecin face à ses malades : il faut garder un certain recul, ne pas s'impliquer émotionnellement trop, de manière à pouvoir, au-delà des souffrance du malade, au-delà des symptômes visibles de la maladie, que l'on traite évidemment le mieux possible, pouvoir déceler les causes profondes et la nature de la maladie. Si ignobles que soient les campagnes dont il est question – et certaines paraissent déjà essoufflées, grâce à la mobilisation de la société – il ne faut pas manquer de se demander quelle est leur origine et quels sont leurs véritables objectifs.

D'une manière évidente, ces campagnes n'expriment pas le point de vue de tous les Tunisiens, même si elles flattent les plus bas instincts de certains d'entre eux, même si elles les confortent parfois dans leur environnement médiocre et sans perspectives. Il est clair que, lancées à partir des mêmes officines médiatiques financées par les mêmes personnes, et reprises par d'autres médias tout aussi suspects de servir de sombres intérêts, ces campagnes, et d'autres qui ne manqueront pas de venir, ont pour but de détourner les citoyens des véritables problèmes du pays, des véritables contradictions et conflits qui existent ou qui couvent.

D'abord, bien évidemment la contradiction entre la jeunesse marginalisée à laquelle on n'offre pas de solutions réelles et ceux qui gouvernent, la société politique qui montre chaque jour à quel point elle ne mérite pas le pouvoir qu'elle n'a pu détenir que par une sorte de hold-up sur la révolution et ses acteurs. Cette contradiction domine toutes les autres, et nous en voyons tous les jours les manifestations : revendications populaires, répression par les forces de sécurité, résistance malgré la répression et les exactions, recul du pouvoir et promesses, incapacité de tenir les promesses et le cycle recommence, dans la même région ou une autre, opposant les mêmes types de protagonistes. Il va de soi que l'avenir du pays, et pas que lui, dépend de la façon dont va se développer et se résoudre cette contradiction.

En attendant, les citoyennes et citoyens sont ballottés de toutes parts, au vu des conflits et des contradictions qui secouent, plus ou moins ouvertement le microcosme politique et dont on essaie de masquer l'importance en détournant l'attention sur d'autres problèmes. Nous ne parlerons pas ici de la lutte contre le « terrorisme » sur laquelle il y aurait beaucoup à dire.

Après l'annonce du dépassement – provisoire et sans aucune base claire – de l'opposition entre Nahda et Nidaa Tounès, après l'éclatement du premier de ces partis, après toutes les tentatives d'en finir avec la justice transitionnelle, on se trouve en présence d'une nouvelle situation : celle d'un deal proposé par Rached Ghannouchi, et apparemment approuvé par Béji Caïd Essebsi : le premier accepte le projet de réconciliation du second, c'est-à-dire d'abord l'officialisation de l'impunité pour les fonctionnaires corrompus et leurs corrupteurs, et donc l'ouverture complète de la route pour les mafieux de tous types, qui vont du petit spéculateur ou trafiquant de marchandises importées illégalement à ceux qui sont impliqués dans les trafics de grande envergure, allant jusqu'au trafic d'armes et à le complicité avec ceux qu'on appelle les terroristes ; en échange, le second accepte que soit élargie la liste des amnistiés (à dédommager) à ceux qui ont dépassé les délais légaux de formalités (selon les sources, de 350 à 1200 amnistiés, presque tous des nahdhaouis) et que soit constituée et alimentée une caisse devant servir à ce dédommagement.

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Dans ce marchandage, les desseins des deux chefs sont on ne peut plus clairs : Caïd Essebsi espère préparer un soutien politique (les deux partis) économique (tous les affairistes) et social (les fonctionnaires corrompus) et une assise dans l'administration de l’État à son fils qu'il veut propulser au sommet de la politique. Peu lui importent les conséquences catastrophiques de telles éventualités, on ne peut affirmer que cet homme ait jamais eu une vision d'avenir.

De son côté, le leader islamiste entend consolider sa position au sein de son mouvement : en obtenant l'indemnisation de tous les amnistiés, il espère se garantir, à l'intérieur de Nahdha, un soutien personnel des amnistiés en question et un appui politique de ceux qui verront en lui un grand manœuvrier capable de succès, et préparant peut-être une prise de pouvoir ultérieure, au moins un rétablissement de la position de ce parti.

Les deux camps ont à dépasser ceux des leurs qui contestent le marchandage : destouriens « éradicateurs » qui ne font aucune confiance aux islamistes, anciens nidaistes qui n'ont pas accepté l'alliance avec l'islamisme, gens d'argent refusant de financer le mouvement qui, leur semble-t-il, se retournera contre eux à la première occasion. Et cela sans parler de l'opposition politique non-religieuse qui ne peut pas accepter ce marché, et de tous les petits-bourgeois qui ont voté pour Nidaa dans l'espoir d'éliminer Nahdha.

Dans l'autre camp, il faut s'attendre également à de vives oppositions : la base ne comprendra pas que la page soit tournée pour les responsables des malheurs du pays et des leurs, une partie des militants refusera le marché au nom de la pureté du mouvement, une autre à celui de la fidélité à son parcours religieux. Et le flou qui caractérise la dernière déclaration du Mejless Ecchoura d'Ennahdha va dans le même sens. On voit que la partie est loin d'être jouée. Elle l'est d'autant moins qu'entre en jeu un autre élément dont les deux nouveaux compères n'ont pas tenu compte.

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Les pressions internationales très fortes en vue de voir le pouvoir lutter contre la corruption rencontrent deux types d'alliés d'importance : le gouvernement Essid pour lequel l'actuelle force politique des corrompus de tous ordres, dirons-nous pour simplifier, est une menace pour son propre pouvoir et pour la pérennité de l'État, ou au moins d'une certaine stabilité de cette structure ; les cadres de l'administration, commis de l'État ou cadres moins importants, qui croient à leur rôle et à celui de l'administration « colonne vertébrale de l'État », honnêtes parce que convaincus qu'ils sont là pour appliquer et faire respecter la loi, et les hommes d'affaires qui n'ont pas trempé dans des histoires louches et des calculs sordides, ceux-là n'admettent pas que les méchants et les malhonnêtes soient récompensés.

Ces deux catégories, attachés au maintien d'un État digne de ce nom ne voient pas d'un bon œil, tant s'en faut, les rapprochements en vue de la « réconciliation ». Témoin en est la nomination de Chaouki Tabib à la tête de l'instance contre la corruption, l'homme est loin d'être discret et a affiché son intention d'aller au fond des choses, et le gouvernement le soutient ; témoin aussi' et surtout la visite qu'a faite le ministre du domaine de l'État à l'Instance Vérité et Dignité afin d'examiner avec elle 900 dossiers d'hommes d'affaires suspects de malversations et venus déposer à l'IVD, faisant au passage un pied de nez à Caïd Essebsi. Faut-il pour autant penser qu'il y a de sérieuses et profondes divergences entre le président de la république et son chef du gouvernement ?

Beaucoup d'éléments le laissent penser, mais tant que les choses ne seront pas dites clairement, tant que les défenseurs de l’État de droit n'appelleront pas le peuple révolutionnaire à les soutenir, et ne donneront pas des garanties à ce peuple, tous les retournements sont possibles. Aussi paraît-il du devoir de ceux qui comprennent la situation de l'expliquer et d'aider l'ensemble des autres à ne pas tomber dans les provocations et manœuvres de détournement.

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