Homo tyrannicus

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Comme chaque matin ou presque, je musarde bonhomme dans mon courtil noyé de soleil. Un petit vent de traverse murmure dans les feuillages des préludes furtifs. Une âcre odeur d’herbe coupée monte de la pelouse colonisée par les merles. Un écureuil roux blotti contre une branche d’érable m’observe avec curiosité avant de disparaître dans les sapins.

Le couple de ramiers qui y tient domicile s’ébroue en grand ramage et s’envole d’un coup d’aile. Alors que j’aborde l’enclos de ma chèvre naine que la solitude rend morose, un chevreuil en visite de voisinage sans doute redresse la tête soudain et s’enfuit dans le bois de hêtres en contre bas. Je ne suis pas François d’Assises. Si je parle parfois à mes arbres, je ne prêche pas aux oiseaux ni ne discours avec les biches, les faons et autres brocards de la forêt. J’évite au contraire de les importuner.

Ils n’en sont pas moins effrayés dès que je les approche. En réalité, les animaux ont généralement peur des hommes. Sauf peut-être les éléphants, les lions et les crocodiles qui fréquentent assez peu nos contrées. Mon chat César lui-même, qui sait pourtant si bien s’imposer comme maître de maison, se réfugie sous le lit dès que Jonas Kaufmann entonne l’air terrible du Faust de Berlioz. L’Homme n’était pourtant à l’origine que l’un de ces grands singes velus et dégingandés qui hantent encore les brousses africaines.

Les changements climatiques ayant transformé son environnement arboricole en savane, il se vit contraint d’adopter la station debout pour se baguenauder plus à son aise. Il s’aperçut bientôt que ce port érigé lui permettait également de dépasser les hautes herbes et de repérer ses prédateurs assez tôt pour leur échapper. Il se révélera alors un peu plus débrouillard que les autres. Il devint malin, astucieux, roué sinon même rusé.

Un début d’intelligence gangréna même peu à peu son cerveau au point qu’il enseigne aujourd’hui jusque dans les universités. Mais depuis ce jour où le premier d’entre eux alerta sa compagnie de l’approche sournoise de quelque panthère en rupture de carême ou d’un rhinocéros à l’humeur belliqueuse, il croit dominer le monde.

Hélas, comme tous les tyrans, il domine par la peur. Et cette impression de supériorité est d’autant plus vive chez lui que, comme tous les carnivores, il se repaît lui aussi de ses proies. Et afin d’assurer le réassortiment régulier de son garde-manger, il en inventa même l’élevage. Il se contentera longtemps de jeunes pastourelles innocentes pour garder ses troupeaux. Certes, de temps à autre, l’une d’entre elles se faisait dévorer par un loup affamé en mal de garde-champêtre ou de sous-préfet. Mais une autre venait remplacer l’infortunée.

Jusqu’au jour où elles se laissèrent séduire par les refrains langoureux de pâtres grecs au profil d’éphèbe. Alors les éleveurs érigèrent des enclos. Puis, comme les gens des villes demandaient toujours plus de viande, ils bâtirent de grandes étables. Les bœufs, aujourd’hui, ne peuvent plus admirer les trains qui traversent leurs prairies à grande vitesse mais ils n’ont plus besoin de se déplacer pour se nourrir. On leur sert directement le foin, les tourteaux et les farines "améliorées" dont ils sont si friands et qui les engraissent encore plus vite. Et ils partent encore plus vite à l’abattoir.

Émus de ce funeste sort, certains voudraient que l’homme revienne à l’époque où il cueillait ses pommes sur l’arbre. Mais comment effacer des habitudes tant de fois millénaires ? Et, surtout, comment convaincre des amateurs d’entrecôtes, de saucisson à l’ail ou de supers steaks hachés à la sauce tomate de se contenter de trois radis roses, de cinq fleurs de pimprenelle et d’une poignée de haricots verts cuits à l’eau ? Voilà qui laisse bien des choses à penser.

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