L’émergence du monde multipolaire impose un changement de méthode

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Les effets du processus de relativisation de la puissance américaine ont constitué les premiers signes visibles d’une vaste reconfiguration globale. Dès 2009, avec la constitution du club des BRIC(S) [1], les nouveaux acteurs ont commencé à s’imposer de manière organisée sur la scène internationale, commençant en effet à donner corps à cette notion de monde multipolaire [2].

Cela dit, la stratégie des puissances émergentes a d’abord consisté à faire cause commune pour créer un front de réforme des institutions internationales existantes, via en particulier le G20 [3]. Dans un premier temps, les nouvelles puissances ont donc surtout souhaité être reconnues et intégrées par/dans l’édifice international construit par l’Occident au XXe siècle.

Certains changements ont bel et bien résulté de ce travail de « lobbying » mais la relative perte de contrôle par les Occidentaux de leurs outils de pouvoir les a conduits à agir de manière croissante à l’extérieur des instances qu’ils avaient créées. C’est ainsi par exemple que les États-Unis sont sortis de plus en plus souvent du cadre de l’ONU [4] et même de celui de l’OTAN [5] pour mener leurs campagnes militaires. C’est ainsi également que les Occidentaux se sont éloignés de l’OMC [6]…

Mais ce retrait partiel des Occidentaux du système international n’a pas pour autant permis aux instances de la gouvernance internationale du Xxe siècle une véritable prise en compte de la nouvelle diversité d’intérêts représentés. L’ADN puissamment occidental de ces institutions reste à l’œuvre. Et les nouvelles puissances voient surtout dans leur participation à ces instances un moyen de limiter les risques de polarisation entre eux et l’Occident.

En réalité, tout comme les Occidentaux, ils agissent sur la scène internationale via un large spectre de nouveaux instruments de gouvernance : BRICS, NDB [7], AIIB [8], OBOR [9], etc., comme nous l’avons vu maintes fois.

Approfondir le concept de multipolarité

Ce constat oblige à réfléchir plus attentivement au concept de monde multipolaire. En effet les nouveaux pôles mondiaux ne sont pas simplement de nouveaux membres importants du club international. Et la méthode consistant à intégrer des pays comme la Russie, l’Inde ou la Chine à un système de règles préétablies par les Occidentaux n’a aucune chance de parvenir à circonscrire le rôle et l’action de ces pays.

Un monde multipolaire se compose d’acteurs éminemment différenciés : langues, cultures, systèmes de valeurs, intérêts stratégiques, modèles économiques, etc. Ce qui met d’accord ces acteurs, c’est la recherche de paix et de prospérité. Mais cette quête ne peut se faire sous une tutelle réglementaire préexistante, à l’élaboration de laquelle ces acteurs n’ont pas pris part.

De plus en plus visiblement, la méthode dite internationale émane en fait d’un club occidental invitant le reste du monde à se ranger sous son drapeau de valeurs et de principes pour que la paix règne. On voit à cet énoncé combien la méthode est sur le fond inacceptable pour des acteurs dont la puissance est au moins équivalente à celle des « maîtres » de ce jeu-là.

Pour une gouvernance mondiale garante de paix, en lieu en place d’une méthode « internationale », il est temps de penser une méthode « multipolaire » fondée sur une pluralité d’acteurs dominants : États-Unis, Europe, Chine, Russie, Inde, Brésil, Afrique du Sud… Contrairement à la méthode internationale, la méthode multipolaire accepte les différences et les incompatibilités en se focalisant sur les objectifs communs de coexistence pacifique dans un monde globalisé. La méthode multipolaire n’enferme pas ses composantes dans un club aux règles strictes ; elle met autour de la même table des acteurs indépendants pour les faire échanger sur leurs contraintes respectives, les risques de chevauchement et leur nécessaire mise en compatibilité, projet par projet, thème par thème. Elle se fonde sur la reconnaissance de la légitimité de tous les agendas, tout en imposant la nécessité de trouver les moyens pour une articulation la plus harmonieuse possible.

Un précédent : le projet européen des années ’50

Cette méthode est en réalité très proche de celle inaugurée par l’Europe de la CECA [10] puis des Communautés européennes à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale dans la gestion de son continent. C’est la méthode dite « communautaire », à l’équilibre entre fédéralisme et inter-étatisme, abandonnée en 1992 avec le traité de Maastricht qui est passé à la méthode « unioniste », beaucoup plus nivelante. Par conséquent, si l’UE a dans son histoire des caractéristiques fortes lui permettant de contribuer utilement à la mise en place de la méthode multipolaire au niveau mondial, ses errements plus récents lui font prendre du retard dans cette contribution. Mais indéniablement, la construction européenne enclenchée dans les années 50 pour mettre fin aux guerres européennes consistait bel à bien à gérer le caractère multipolaire d’un continent européen qui n’accepterait plus jamais de se soumettre aux lois de l’une ou de l’autre de ses nations.

Le bateau amiral des années 2010 : les BRICS

Les BRICS sont l’avatar le plus évident de cette méthode. Si les Occidentaux n’ont cessé de voir dans leur disparité un signe de leur non-pérennité, c’est que c’était à l’aune de la méthode internationale que la pérennité des BRICS était jugée. En réalité, les BRICS jouent sur les complémentarités et non sur les similarités. Une fois de plus on constate la communauté d’objectifs bien sûr comme ciment d’une alliance de circonstance sans vocation de pérennité. Les BRICS se sont agrégés en 2009-10 sur un objectif de réforme de la gouvernance mondiale allant dans le sens de la multipolarité. Ils se dissoudront dans l’avènement de cette gouvernance. Cette méthode présente l’avantage de ne pas laisser traîner sur la scène internationale de lourdes et onéreuses institutions devenues parfaitement inutiles…

Le multipolaire à l’œuvre dans la réorganisation des pays producteurs de pétrole

Plus récemment encore, nous avons vu se mettre en place un nouveau rapprochement multipolaire : celui des pays qui se sont retrouvés autour de la table de la réunion des pays producteurs de pétrole à Doha le mois dernier. Nous en avons parlé dans le dernier numéro : Russes, Saoudiens et Iraniens en particulier, prennent l’initiative de se réunir en dehors d’une OPEP de fait non inclusive et moribonde (peut-être dans le but à terme de la ressusciter d’ailleurs) pour acter de leurs divergences et trouver les terrains d’entente, a minima. Du point de vue de la pensée internationaliste, la réunion a été un échec parce que les participants ne se sont pas mis d’accord pour les siècles des siècles sur les taux de production. En réalité, la tenue même d’une telle réunion est un succès magistral ; la preuve en est la remontée des cours du pétrole, alors même que l’Iran augmente à toute vitesse sa production [11].

Un Moyen-Orient multi-tout

La méthode multipolaire est également à l’œuvre, comme nous l’avions d’ailleurs anticipé il y a trois ans [12], dans la réorganisation désormais en cours du Moyen-Orient. Les grands pôles de la région que sont la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite et Israël, dont nous avions remarqué à l’époque que leur coexistence créait les conditions de résurrection d’un Moyen-Orient multi-confessionnel et multi-ethnique en phase avec la nature multi-millénaire de la région, suivent actuellement un double processus apparemment paradoxal de différentiation (ils affirment de plus en plus leurs spécificités) et de rapprochement (ils expriment de plus en plus clairement leur besoin de travailler ensemble) :

• la Turquie , par l’éviction symbolique de Davutoglu [13], tourne résolument le dos à l’intégration européenne après avoir marqué également son éloignement de la Russie [14]. On pourrait croire qu’elle est désormais dans un processus de mise sous tutelle saoudienne. Il n’en est rien : la Turquie est proche de l’Arabie saoudite sur la question syrienne [15] ; mais elle est proche de l’Iran sur la question de Kurdistan [16] ; elle est proche d’Israël sur les questions énergétiques [17]. Ayant par ailleurs prouvé qu’elle était irréductible (elle est notamment un géant économique et militaire du Moyen-Orient), tout le monde doit compter avec elle. Le président Erdogan joue donc actuellement une carte de réorganisation de la région fondée sur une logique multipolaire et en interaction croissante avec tous les autres grands acteurs reconnus en tant que tels ;

• l’Arabie saoudite fait son « coming out » et rentre officiellement sur la scène régionale et internationale, via notamment son projet d’économie post-pétrole à l’horizon 2030 [18] qui met sur la table sa stratégie. Une stratégie qui peut faire froid dans le dos par certains aspects mais qui a le mérite d’être présentée aux yeux de tous et de pouvoir donc être prise en compte et articulée aux autres stratégies (nous reviendrons sur ce sujet plus loin dans ce numéro) ;

• l’Iran est maintenant un acteur incontournable et central au Moyen-Orient, imposant également des stratégies de développement dont on est bien en mal de lui refuser la légitimité ;et Israël, face à ces axes de restructuration, n’a plus d’autre choix que de prendre en compte son nouvel environnement régional, qui n’a plus rien de confins d’empire (comme dans les années 70-80) ni du chaos des années 90-2000. Son rapprochement stratégique du grand allié régional des États-Unis, l’Arabie saoudite, ces dernières années, et l’ouverture de cet allié stratégique à l’ensemble de la région, est sur le point de contribuer à l’intégration de l’État juif dans un Moyen-Orient multiconfessionnel (chiites, sunnites, juifs, chrétiens…) [19].

À l’œuvre dans l’accélération de ces tendances restructurantes de la région, on trouve l’État Islamique dont nous avions anticipé qu’il constituait le nouvel ennemi commun régional (en lieu et place d’Israël) qui allait mettre tout le monde d’accord. Mais indéniablement, le catalyseur de transition aura été l’intervention russe en Syrie.

Nous avons listé quelques exemples de gestion des relations internationales sur la base de la méthode multipolaire dont le Moyen-Orient est actuellement l’exemple le plus frappant. Ailleurs, la méthode peine à s’imposer.

Expansionnisme européen : fin de non-recevoir

L’intégration européenne, qui s’est transformée en processus expansionniste suite à la chute du Mur, incapable de gérer son voisinage autrement qu’en tentant de l’intégrer, fournit aujourd’hui un bel exemple du modèle internationaliste et des limites qu’il a atteint. Ukraine, Turquie, Russie… n’avaient d’avenir que dans l’UE, un avenir de communion extatique autour des valeurs européennes du point de vue des institutions européennes, vecteur de mise à niveau économique du point de vue des candidats. Idéologies, agendas cachés, mensonges et manipulations tous azimuts se sont engouffrés dans la folle conquête européenne des années 90 et 2000.

Aujourd’hui, l’intégration/expansion européenne se retrouve à l’arrêt alors que rien n’est fini, en particulier l’intégration politique du continent. Et il ne reste à l’Europe que l’indignation de voir les anciens candidats à son paradis demander une reconnaissance de leur droit à ne pas vouloir faire partie de son club :

• la Russie bien sûr, à laquelle l’Europe refuse officiellement [20] de parler, drapée dans son indignation face à une Russie fondant sa politique étrangère sur la légitimité de ses intérêts nationaux ; une intransigeance qui, comme nous l’avons déjà mentionné, fait courir de grands risques de fracturation dans le zones tampons telles que les Balkans et l’Europe de l’Est. Non, la Russie ne souhaite pas être intégrée à une pan-Europe louchant sur ses richesses. Pour autant, doit-on cesser de lui parler alors que l’organisation de la zone des Balkans constitue un thème vital de dialogue euro-russe ?

• et maintenant la Turquie, sur le point d’être jugée non fréquentable depuis qu’elle a entrepris de nier la légitimité des demandes européennes, comme exemple cette demande de modification des lois anti-terroristes turques en échange de la libéralisation des visas Source : The Guardian, 06/05/2016]]… une demande qui est en réalité une pure ingérence du point de vue d’un pays qui a moins besoin de l’UE que l’UE a besoin d’elle (en particulier dans l’affaire des migrants). Non, la Turquie ne sera pas la dernière roue du carrosse européen alors qu’elle est la première puissance économique du Moyen-Orient. Mais va-t-on la bouder pour autant, au risque de renforcer la thèse du choc des civilisations entre islam et Occident si chère à Huntington et autres idéologues armagedonnistes [21] ?

• Et les États-Unis bientôt, eux-mêmes dans un processus de différentiation du « camp occidental », révélé par les succès de campagne d’un Donald Trump, anti-thèse de toutes les valeurs prônées par l’Occident. L’affaire des visas américains donne une indication de la dégradation des relations UE-US [22].

S’il est évidemment souhaitable que l’Europe finalise l’indépendance stratégique et politique de son continent, l’isolement est l’écueil qu’il va lui falloir désormais éviter. Et pour cela, il va lui falloir reconnaître la légitimité des choix politiques et stratégiques des grands acteurs de la planète et composer avec, en mettant un mouchoir sur sa vocation de juge, ce qui ne signifie pas se départir de sa vocation en matière de valeurs universelles.

Mais des valeurs qui ne sont plus reconnues par tous ne sont de facto plus des valeurs universelles. Si l’Europe reconnaît cette réalité sans s’en offusquer, elle sera alors en mesure de mettre en route un grand chantier consistant à repenser un jeu, a minima, de principes universels indépassables dans lequel tout le monde se retrouve… pour quelque temps en tous cas…


Notes

[1] Lancement des BRIC en juin 2009 à Ekaterinbourg. Source : BRICS2015.ru

[2] Le titre de ce livre résume bien le projet des BRICS : « The BRICS and coexistence, an alternative vision of global order », Cédric de Coning, Routledge 2014

[3] Comme on le voit par exemple ici : « BRICS can give shape to G20 : Modi ». Source : The Hindu, 15/11/2015

[4] Avec le cas de la guerre en Irak de 2003 bien sûr, une terrible erreur d’après Hans Blix. Source : CNN, 19/03/2013

[5] Un chaos rendu visible par l’intervention en Libye. Source : Deutsche Welle, 23/03/2011

[6] Notamment lorsqu’ils ont laissé tomber le cycle de Doha. Source : Delta Farm Press, 24/07/2006

[7] Ou banque de développement des BRICS. Source : Hindustan Times, 17/04/2016

[8] Ou banque asiatique de développement, destinée à financer le projet de Route de la Soie. Source : Financial Times, 29/06/2015

[9] One Belt, One Road, soit le projet de Route de la Soie de la Chine. Source : Xinhua Finance Agency

[10] CECA inaugurée lors du Traité de Paris en 1951. Source : Toute l’Europe, 26/08/2008

[11] L’Iran juge d’ailleurs cette réunion une étape importante. Source : CNBC, 23/04/2016

[12] Article « Moyen-Orient : Une lumière apparaîtrait-elle enfin au bout du tunnel ? », GEAB N°92. Source : GEAB, 15 février 2013

[13] Le premier Ministre Ahmet Davutoglu, face pro-européenne du gouvernement turc, a donné sa démission. Source : L.S.E, 10/05/2016

[14] Lorsque la Turquie a abattu l’avion russe. Source : CNN, 25/11/2015

[15] La Turquie accueille le roi Salman le 11 avril. Source : Hürriyet, 12/04/2016

[16] Erdogan rencontre Rohani le 16 avril. Source : Hürriyet, 16/04/2016

[17] Le gaz et la Syrie rapprochent la Turquie d’Israël. Source : Times of Israel, 17/02/2016

[18] Saudi Vision 2030. Source : Arab News

[19] Très intéressant article sur les enjeux de la transformation de l’environnement géopolitique d’Israël. Source : Value Walk, 12/05/2016

[20] Les sanctions officielles sont en fait de plus en plus critiquées par les instances démocratiques telles que l’Assemblée Nationale française qui a voté pour la levée des sanctions contre la Russie le 28 avril dernier. Source : Le Monde, 28/04/2016

[21] Source : Wikipedia

[22] Où le Parlement européen demande la réintroduction temporaire de visas pour les Américains et les Canadiens venant en Europe, en représailles des demandes de visas imposées par les États-Unis et le Canada à certaines nationalités de l’UE. Source : Politico, 20/04/2016

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