L’écritoire philosophique/Le socle de la langue et l’horizon universel

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Il existe entre le philosophe et l’artiste une parenté de vocation : tous les deux se laissent traverser par ce qu’un certain langage heideggerien nous fait appeler «l’événement de l’être»... Le peintre, qui est saisi par le spectacle d’un paysage, ou celui d’un visage, va le reproduire, non pas du tout dans l’esprit d’en dupliquer l’image, mais de manière à répondre au message que porte en lui le surgissement de la chose et de manière aussi à s’acquitter du bouleversement que ce surgissement provoque dans son existence.

La chose en question peut être pour nous anodine, elle ne manque pas de prendre ici la dimension dramatique, pour ainsi dire, d’une rencontre décisive... Cette fleur qui dévoile l’éclat de ses couleurs dans un champ, cet animal sauvage surpris dans sa promenade ou même cet insecte à l’arrêt, attendant on ne sait quoi, sont des êtres qui interpellent le regard du peintre. Ils le font non pas en raison de telle ou telle de leur qualité, telle ou telle de leur caractéristique —qui éveillera par ailleurs la curiosité du botaniste, du zoologue ou de l’entomologue— mais en raison de leur simple être. Or cet être requiert une réponse, qui engage tout notre être : elle ne s’accommode de rien moins que de cela.

Il en va de même du musicien qui, dans la mesure où il est libéré des plaisirs de salon, de la loi voulant qu’il mette ses talents au service de notre agrément, va répondre par son propre poème symphonique à ce qui survient dans son existence.

On ne saurait comprendre ce dont il s’agit avec «l’événement de l’être» si on ne comprend pas dans le même temps le caractère absolument impérieux de la réponse qu’il suscite en nous. De telle sorte qu’en réalité cet événement n’est éprouvé que dans l’expérience d’une réponse qui a déjà précédé notre regard et qu’il s’agit seulement d’accompagner ou de suivre.

On peut donc dire que l’artiste en général est celui en qui s’accomplit la mission de l’homme de répondre à l’être des choses, sachant par ailleurs qu’en répondant à l’être de la moindre chose, c’est aussi à l’être du tout du monde qu’il répond, et donc, d’une certaine façon, à son être propre aussi.

Comme l’artiste, le philosophe est également requis par cette même mission. Lui aussi est tenu par une réponse. Mais cette réponse prend une autre forme, en ce sens qu’elle se prête au débat et invite au dialogue. Comme le poète, le philosophe investit l’élément de la langue : langue qui est elle-même une construction humaine, mais qui se donne comme une médiation nécessaire.

Tous les deux, poètes et philosophes répondent à l’être des choses en usant de paroles. Donc en mobilisant les ressources de la langue. Mais là où, pour le poète, la grande affaire est d’amener la langue elle-même à devenir la réponse à la chose— ce qui signifie que, parlant, c’est la langue qui parle en lui— le philosophe, lui, invite à l’échange au sujet de la merveille de l’être en s’appuyant sur le partage de la langue.

Nous avons vu dans les éditions précédentes de cette chronique comment cet échange peut être amoureux et donner lieu à un prolongement dans ce que nous avons appelé le «travail de la terre». Mais il peut aussi prendre une tournure critique et polémique, avec le risque de perdre de vue, dans sa dimension secrète, la merveille de l’être, qui est pourtant la cause première de cette agora philosophique. Un tel risque signifie que la philosophie peut, dans sa réponse, cesser de constituer une interprétation conforme à la vérité profonde de l’être. Un autre risque, au sujet duquel nous alerte un penseur comme Wittgenstein, se rapporte à la langue dans laquelle va se dérouler l’échange.

Pour le penseur autrichien, la langue est un gisement d’illusions possibles qui font que son usage expose continuellement à des erreurs dans le déroulement de l’échange. Ce problème est-il le seul qui soit en rapport avec la langue ? Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une difficulté qui est d’abord que les «colloques» philosophiques sont appelés à passer d’une langue à une autre. Pourtant, on ne pense pas en dehors de la langue. Pas en dehors de telle ou telle langue particulière…

«L’homme, écrit Hans-Georg Gadamer, accède d’emblée à la variété dans l’exercice de son aptitude à la parole», et cela contrairement à ce que pourrait suggérer le mythe de la Tour de Babel, selon lequel cette variété serait le résultat d’une action divine et que l’humanité aurait connu dans son enfance une langue universelle, une langue «adamique». Autrement dit, il n’y a pas de territoire linguistique neutre pour la pensée : un territoire où pourraient se rencontrer les pensées venant d’origines linguistiques diverses. Or si penser, ou philosopher, c’est le faire dans une langue, la question qui vient naturellement à l’esprit est la suivante : «N’y a-t-il pas une aberration à vouloir philosopher à travers les langues ? Ou n’y a-t-il pas un danger pour la pensée elle-même à se faire transplanter d’un terreau linguistique à un autre?».

L’espace de l’échange qu’ouvre l’activité philosophique est un espace limité par l’appartenance à une même langue. Il est vrai que cette activité ne va pas se contenter d’utiliser des ressources existantes au sein de la langue : elle va en créer de nouvelles, elle va développer la capacité de la langue à s’ouvrir à une multitude d’expériences humaines, elle va conférer finalement une universalité à cette langue. Nous le voyons bien quand nous comparons une langue «travaillée» par la réflexion philosophique et une autre qui ne l’est pas. Mais cette universalité reste en quelque sorte prisonnière de la particularité de la langue : c’est une universalité de l’intérieur.

A l’inverse, les langues qu’on appelle «véhiculaires», entièrement vouées à la communication transfrontière, sont des langues dont on voit bien que, en tant que telles, la pensée n’y a pas de place : l’action oui, mais pas la pensée. Une action sans pensée !

Cette façon, très légitime, que nous avons d’insister sur l’enracinement de l’échange philosophique dans l’élément de la langue pourrait laisser penser que nous ramenons la philosophie dans l’orbite de la poésie. Le poète joue avec la langue, disions-nous ! Ou plutôt il joue la langue, exactement dans le même sens où l’on dirait d’un acteur qu’il joue tel personnage. Le philosophe ne ferait-il pas la même chose, en fin de compte, d’une manière qui serait simplement moins solitaire ?

Non, il ne le fait pas. Le geste philosophique, qui est essentiellement commandé par l’échange, n’est pas arrêté par la frontière de la langue. Cette frontière peut être pleinement respectée sans que cela signifie enfermement dans un territoire linguistique donné. Mais, pour accomplir cette prouesse, il faut que le dialogue des philosophes par-delà les langues se transforme en une rencontre des langues entre elles, animée par les philosophes. La philosophie des «colloques internationaux» n’a de sens que dans ce cadre-là : une rencontre de philosophes en tant que rencontre des langues philosophantes.

En Tunisie, mais ce n’est certainement pas exclusif, le problème de la langue comporte une troisième difficulté, redoutable, dans la mesure où l’identité linguistique est instable. Certes, le texte de la Constitution précise en son article premier : «La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime». Mais cette déclaration ne referme pas la fracture sur laquelle nous vivons.

Cette fracture n’est pas le fait de la perpétuation dans nos usages de la langue française, langue de l’ancienne puissance coloniale. Cette fracture vient, de façon plus profonde, du fait que l’irruption de cette langue a ouvert, dans son amplitude quasi insoutenable, l’héritage linguistique qui est le nôtre depuis les périodes lointaines de l’histoire du pays.

Le Tunisien revendique la langue arabe comme sa langue contre la domination d’une langue qui lui a été imposée par la force, mais il revendique aussi que cette langue arabe ne lui ferme pas l’horizon de sa propre richesse et qu’elle ne devienne pas une citadelle dont les murs serviraient à se cacher, plus encore que de la richesse des autres langues, de la richesse des langues de son propre patrimoine. Comment, dès lors, philosopher sans tomber dans la posture, ou de celui qui conforte l’enfermement par le recours exclusif à la langue arabe, ou de celui qui déserte le sol en pensant dans une langue étrangère ?

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