Le prisme et l’horizon/Egypte : une presse à la merci

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Le conflit entre modernisme et islamisme, qui n’a pas fini d’occuper chez nous les esprits, a décidément le don de nous aveugler sur bien des questions, au sujet desquelles beaucoup d’entre nous adoptent des positions étonnantes d’incohérence… Comment expliquer autrement le silence de certains chantres de la liberté d’expression quand il s’agit de ce qui se passe en Egypte ? Comment faire preuve d’autant de bienveillante compréhension face aux pratiques dont l’écho nous parvient alors que, pendant des années, nous avons souffert de la même politique dégradante de persécution du journaliste et de mensonge sur la réalité du pays.

Le dernier rapport de Reporters sans frontières concernant l’Egypte rappelle ce que nous savons déjà, d’ailleurs : une recrudescence des mesures d’emprisonnement contre les professionnels des médias pour des motifs tels que «appartenance à une organisation terroriste, participation à une manifestation illégale, diffusions d’informations mensongères, ou troubles à l’ordre public»…

Dernier incident en date, qui ravive la question : l’expulsion sans explication d’un journaliste français qui travaillait pour le compte du quotidien La Croix et de la radio RTL. Mais l’information, dans cette affaire, c’est au moins autant l’expulsion elle-même que la réaction du rédacteur en chef de La Croix, telle que rapportée par l’Agence France Presse : «M. Goubert se dit soulagé que le journaliste soit rentré sain et sauf compte tenu, dit-il, des cas dramatiques qui sont survenus récemment».

Car il se passe en effet des choses très étranges. Au début du mois, la police a fait irruption dans les locaux du syndicat égyptien des journalistes et, sans autre forme de procès, au mépris de la loi, elle a emmené deux rédacteurs du journal en ligne yanair.net. Ces deux journalistes se trouvaient là parce qu’ils faisaient un sit-in pour protester contre les visites de la police à leurs domiciles. Sans rentrer dans le détail de ce qui leur est reproché, il faut voir que la police jouit de pouvoirs particulièrement étendus quand il s’agit de mater du journaliste, puisqu’elle se donne la possibilité de mener ses opérations dans le siège même du syndicat, et sans respect des procédures prévues par la loi en pareille situation.

Une fois incarcérés, les journalistes sont livrés au manque d’hygiène et de soins ainsi qu’à des conditions de détention insupportables, si l’on en croit des témoignages rapportés par RSF. La façon dont ils sont jugés, quand ils le sont, relève souvent du drame surréaliste. Dans une lettre adressée au président égyptien le 22 février dernier, l’ONG en question signalait le cas d’un journaliste qui avait croupi en prison pendant deux ans «sans voir un juge et sans charges officielles». Quand il a été finalement présenté devant un juge, c’était pour se voir accuser de… meurtre ! Il encourt la perpétuité.

Il semble que les entorses à la loi de la part des forces de sécurité soient tellement tolérées par le régime que le risque de l’incident diplomatique ne joue même plus son rôle de frein. On se souvient du jeune étudiant italien Giulio Regeni, qui a défrayé la chronique en Italie après que son corps a été retrouvé, au Caire, dans un fossé : il portait des marques évidentes de torture. Au gouvernement italien qui demandait des explications, on avait raconté successivement qu’il s’agissait d’un accident de la route, d’un crime à caractère sexuel et d’un rapt qui aurait mal tourné.

Les événements remontent à janvier-février derniers mais l’émotion et la colère en Italie étaient telles que le chef du gouvernement, Matteo Renzi, a dû faire monter la pression pendant des semaines en déclarant publiquement qu’il exigeait des explications plus sérieuses. Cet incident diplomatique n’était pas le premier du genre et c’est sans doute à ce type de drames que pensait le rédacteur en chef de La Croix en répondant aux questions de l’agence de presse française.

L’Egypte s’est finalement tirée d’affaire au sujet de la mort de Giulio Regeni moyennant le vote au Parlement européen, à Strasbourg, d’une motion la condamnant pour meurtre et torture de l’étudiant. Sans qu’on sache au final ce qui s’est vraiment passé. Du reste, qui peut garantir qu’une information crédible puisse exister dans un pays où la profession de journaliste est traitée de la manière dont elle l’est en Egypte? On le voit même avec le drame de l’avion qui s’est abîmé en mer : les hypothèses se succèdent dans la bouche des officiels du Caire, dégageant un air de fabriqué…

Le langage de vérité ne se sent pas chez lui là où ceux qui font profession de le pratiquer sont traités en criminels. Résultat : tout a un goût de mensonge, même quand ce n’est pas nécessairement du mensonge.

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