Notre monde actuel connaît plusieurs sortes de guerres. En gros, il y a la guerre par les armes, il y a la guerre économique et il y a la guerre des cultures. Mais, généralement, lorsqu’on parle de guerre des cultures, on entend l’ensemble des coutumes et traditions anciennes qui caractérisent chaque nation et l’érosion que ces pratiques et croyances subissent du fait d’une certaine invasion culturelle en provenance de l’Occident. Dans un autre sens, on parle de guerre culturelle à propos des systèmes de valeurs et du fait que, là encore, l’Occident a tendance à imposer au reste du monde son propre système de valeurs, auquel il confère un cachet d’universalité... Or la guerre des cultures, c’est aussi et de façon peut-être plus essentielle, la guerre des langues.
Chaque langue est un regard sur le monde. Ou, plus exactement, chaque langue est un monde. Car il n’existe pas de monde en dehors des langues : il n’existe qu’un «environnement», pour reprendre une distinction utilisée par l’Allemand Gadamer. Or nous assistons en ce moment à une disparition régulière des langues qui peuplent la terre. Il s’agit, si l’on en croit certains spécialistes, d’une véritable hécatombe. Un drame qui se déroule dans une indifférence quasi générale. Pour beaucoup de peuplades, surtout de tradition orale, la perte est sans recours.
Mais il existe des formes de résistance au phénomène. Parmi elles, le créole, ou les créoles, puisque derrière ce vocable se cache une certaine diversité. La naissance du créole remonte assez loin dans le passé : à l’époque qui suit la déportation vers les Amériques de populations africaines réduites en esclavage mais qui, à la faveur de leur regroupement, puis de l’abandon progressif des pratiques d’asservissement, vont constituer dans les Antilles des communautés homogènes à partir, justement, d’une nouvelle langue.
Grâce au créole, une différence va être affirmée et la mémoire de l’Afrique va être préservée... De là le thème de la «négritude», qui va rapprocher un penseur antillais comme Aimé Césaire et l’ancien président sénégalais Léopold Sédar Senghor. Ces deux personnages sont, comme chacun sait, deux grandes figures de la francophonie, auteurs consacrés de recueils de poèmes en langue française. Mais, à travers le thème de la négritude, ils se font les défenseurs des langues africaines et d’un esprit africain qui ne saurait se soumettre à la domination de l’Occident.
En quoi ce thème de la négritude a pu jouer un rôle de rempart pour protéger les langues du continent africain de la domination des langues européennes, et dans quelle mesure cela a-t-il vraiment eu lieu, voilà qui mérite débat, sans doute. Quelles sont par ailleurs les autres formes de résistance, c’est une question qui devrait attirer l’attention des linguistes et des anthropologues. En Tunisie, nous avons eu notre propre résistance, avec ses points forts et ses points faibles. Car, comme pour toute guerre, la guerre des langues suppose des actions stratégiques et elle peut aussi valoir pour ses généraux qu’ils tombent dans des pièges.
Nous faisons partie des pays qui ont une tradition écrite affirmée.
La religion dominante s’appuie sur un «texte révélé» qui a servi de socle à la tradition écrite. Autour de ce texte, on a appris aux enfants la lecture et l’écriture pendant des siècles. L’école était d’abord «coranique». Le retour à ce texte a constitué un des premiers mouvements engagés pour répondre à l’invasion linguistique. Un tel geste, nous l’avons partagé avec tous les pays qui ont subi la même agression et qui, dans le même temps, sont de tradition musulmane et entretiennent à ce titre, avec le Coran, ce même rapport. Rappelons que, selon les dispositions d’une théologie dominante, le Coran, en tant que texte révélé et incréé, représente un socle inchangeable.
Ce mouvement de repli autour du texte sacré a fait cependant penser à certains, de façon très judicieuse du reste, que la réponse avait un coût qui risquait d’être aussi élevé que le mal. En fait, nous avons assisté à deux types de réponses. Une première réponse était celle des «modernistes pragmatiques» qui ont rapidement compris que le retour au Coran, et donc avec lui à l’islam des origines, était une opération suicidaire : une manière de créer les conditions durables d’une infériorité politique et économique dans le contexte d’un monde dominé par l’arme des connaissances scientifiques et des moyens technologiques.
Une seconde réponse, sans être insensible à l’argument qui précède, voyait surtout le danger dans le fait qu’un tel retour à l’arabe de l’époque de la naissance de l’islam, ou même celui des heures glorieuses de l’empire abbasside, représentait en soi une autre forme d’invasion linguistique. Ceux-là ont saisi que, dans ce mouvement de refuge, il y avait une secrète, mais très radicale immolation de l’âme de la langue tunisienne…
Le fait d’accorder à cet arabe ancien le statut de porte-drapeau de l’identité linguistique alors qu’il jouait le rôle de composante — de composante majeure si on veut — de cette identité correspondait à une sorte de «manipulation violente»: une réplique qui emportait dans la force de son mouvement, ou dans son manque de mesure, ce qu’elle se proposait au départ de défendre. Et cette manipulation violente ne s’est imposée et ne s’est perpétuée en tant qu’option, en tant que réponse possible, que dans la mesure où aucune alternative n’a pu s’affirmer. D’autant que, entre-temps, l’attitude moderniste a de son côté aggravé la menace de l’invasion linguistique occidentale en s’en faisant un relais interne et en reprenant à son compte sa posture de domination.
Il semble bien, par conséquent, que l’avantage de disposer d’un socle dur — le texte coranique — pour répondre à l’invasion linguistique de l’Occident n’a pas permis d’apporter de réponse satisfaisante.
Cette réponse n’a fait en un sens que compliquer le problème, en conférant d’ailleurs à l’islam une vocation d’antagonisme hostile à l’égard des cultures du monde qui est étrangère à son message initial, même si les guerres et autres Croisades ont pu favoriser au fil des siècles une lecture qui va dans ce sens. Nous avons montré, dans des articles précédents de cette chronique, que le message de l’islam peut justement se lire dans le sens d’une sacralisation des langues particulières : non pas l’arabe seulement, mais toutes les langues du monde, en tant qu’elles sont sans exception susceptibles de faire résonner en elles le verbe divin, en tant qu’elles sont toutes capables de raconter la création du monde et de convoquer les hommes à cet événement.
Il importe aujourd’hui que les hommes développent une entraide dans leur façon d’affronter le danger de la désertification linguistique. Mais cela ne dispense pas de se frayer son chemin selon son génie propre... Il y a des pistes. Les langues européennes, bien que dominatrices, et «linguicides», sont aussi des langues qui ont développé une sorte de pharmacopée contre leur propre venin.
La philosophie occidentale est en grande partie tournée aujourd’hui vers une autre expérience de la langue... Sur ce terrain, l’échange est éminemment utile. Non seulement pour recueillir les enseignements d’une tradition intellectuelle riche d’expériences, et en féconder notre propre langue, mais aussi pour donner un écho favorable à ce courant de la pensée occidentale qui s’éveille à la conscience du péril qu’il fait peser sur le paysage des langues.
Bien sûr, cela suppose que la pratique de la philosophie chez nous ne se laisse pas réquisitionner par l’appel de querelles désuètes, et qu’elle ne se contente pas, en bon soldat, de jouer une musique linguistique dictée par le politique. Il convient plutôt que la philosophie, dans sa pratique quotidienne, se fasse l’auxiliaire de la mémoire de la langue, dans toute la profondeur du passé qui est le sien sur cette terre. Ce qui signifie qu’elle assume une certaine instabilité. Donc une certaine polyphonie.