Branle-bas municipal. Le maire a réuni le ban et l’arrière-ban du village à l’église. Il n’a évidemment pas l’intention de monter en chaire ni même de faire un sermon. Chaque famille n’en met pas moins un point d’honneur à envoyer un représentant afin que les informations soient répercutées dans leurs moindres détails. Comment était la robe de Madame Unetelle ? Quelle était la couleur du béret de l’écologiste ? La femme de l’instituteur boite-t-elle encore ? La fille de la boulangère est-elle enfin accouchée ?
Le hasard a voulu que deux vieux amis descendus de Franconie soient alors en visite dans la région. Pour occuper sa retraite de professeur, Else travaille à un essai sur la poésie de Paul Ceylan. Ancien ingénieur dans la mécanique, Jürgen consacre ses matinées à la bicyclette dans l’espoir d’éliminer les nombreuses chopes de bière dont il est très friand. Je leur propose tout naturellement de m’accompagner. Ils n’auront jamais d’aussi belle occasion d’admirer in situ la faune rurale de notre beau pays.
Notre arrivée aurait pu se dérouler dans une discrétion bonne enfant. Quelques salutations par-ci, quelques remarques sur mon dernier roman par-là, et nous nous serions hissés sans soulever de remous jusqu’aux bancs du premier rang où nous appelle le mari de la pharmacienne. Hélas, mon ami tient absolument à vanter ma "littérature" auprès du garde-champêtre. Le lourd accent guttural de sa Bavière natale résonne alors sous les voutes séculaires comme une Toccata pour orgue de Jean-Sébastien Bach.
Nous ne pouvions imaginer entrée plus grandiose sous les regards étonnés de l’assistance déjà en place. Pour être honnête, nous ne serions pas, malgré tout, passés inaperçus. L’un et l’autre gardent grande nostalgie de leur jeunesse et des années soixante-dix. Leurs vêtures y font largement référence. Elle s’habille "à la diable" comme si elle revenait de Katmandou. Lui aime à rappeler ses débuts de carrière à l’atelier. Son accoutrement évoque ce soir les ouvriers que les affiches de la CGT célébraient sous Giscard. Les commentaires ont désormais trouvé une cible autrement plus excitante que les discours à venir du maire. Et comme le mystère demeure de leur provenance, les pronostics mènent grand train, depuis la Pologne sinon même la Russie et l’Ukraine jusqu’à la Roumanie et peut-être même la Hongrie.
Quoi qu’il en soit, un dénominateur commun relie bientôt les propos à leur sujet. Que viennent-ils faire ici ? Ça ne les concerne pas ! Ça ne regarde que la commune ! Pourquoi a-t-il amené son plombier avec lui ? Ce sont des étrangers ! Le mot est lâché. Il va, il court, il vole dorénavant de banc en banc de l’autel au baptistère. Je ne peux éviter quelques regards noirs qui me vaudront sans aucun doute des remarques acerbes lors de la séance de dédicaces prévue à la bibliothèque après les vacances.
Car, quoi qu’on en dise, les campagnards, comme l’ensemble de la population, n’aiment pas beaucoup les différences et moins encore les étrangers. Sauf les riches, bien entendu, que l’on appelle alors des touristes et les très riches qui pourraient devenir des investisseurs.
Mais ceux-ci, hélas, semblent aujourd’hui montrer une compréhensible réticence à venir chez nous au vu de la pagaille qui y règne. Ce qui devrait, à tout le moins, nous laisser bien des choses à penser.
(PS : l’objet de la réunion était le lancement d’une souscription publique sous l’égide de la Fondation Patrimoine pour financer la restauration du clocher. Connaîtra-t-elle le succès ?)