Yourcenar, la limpide Souveraineté

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Je garde toujours en tête , sinon entassé quelque part dans les lignes de mon cœur comme dans les filaments de mes tripes, le souvenir radieux de cette image –photo en noir et blanc, prise dans le superbe parc orné d’arbres et d’arbustes divers et verts, de Marguerite Yourcenar accroupie, sereine et souriante, le regard au loin et l’air détaché, les doigts des mains entremêlés , un foulard blanc immaculé enroulé autour de la tête et serré au cou, portant un ample gilet foncé en laine qui lui descendait jusqu’aux genoux.

C’était lors de son ultime voyage au Japon de ses rêves, à Tokyo en 1982, contemplant d’un air ravi et méditatif le magnifique paysage naturel, dévisageant le monde de face avec son œil bleu métallique, inquisiteur et hautain, marchant sur les pas de ces impressionnants écrivains japonais, Mishima et Kawabata, qui ont compris que le monde était vain et que l’être humain n’était rien, que la vie était ce Rien qui vous absorbe tout entier pour vous mener nulle part…

Trêve d’illusions, Marguerite pareille à la fleur dont elle porte le nom et qui s’étiole très vite au contact de l’insondable nécessité qui dirige les lois surhumaines dans ce bas-monde, a compris très vite dans sa dure réalité mais trop tard pour refaire le même itinéraire en sens inverse, que la méprise est totale puisque la projection du bonheur sur terre est une grande et vile imposture.

A dix-huit ans, Marguerite Duras a dit que « Très tôt dans ma vie, j’ai compris qu’il était déjà trop tard », se penchant sur le cruel épisode de sa relation avortée avec L’amant de Saigon, un amour perdu qu’elle a payé au prix de son amour-propre, de son retour de l’exil pour survivre dans une France profonde et de sa carrière fulgurante d’écrivaine célèbre, déracinée et blessée dans son amour-propre , car arrachée à son environnement originel et structurel…Yukio Mishima avait un immense talent , du génie à en revendre et une foudroyante poésie lyrique et philosophique et esthétique dans son style d’écriture et son imagination créative et descriptive des situations de personnages les plus délirants, énigmatiques et complexes .

Son écriture limpide imbibée d’une intelligence explosive détonait dans cette littérature nipponne d’après –guerre, à la fois occidentalisée et libératrice mais aussi très attachée à se idéaux et préceptes traditionnels ancestraux, hérités des traditions antiques et des rites sacrés et vénérés ; transmis par les aïeux samouraïs .Ainsi, deux heures après avoir achevé la rédaction de La mer de La fertilité, immense œuvre de testament littéraire posthume et tétralogie magnifique de quatre textes succincts qui donnent un sens réel à ce tout symbolique et à ce rien absurde qui génère toutes sortes d’interactions et de rapports dans ce bas-monde, je disais donc que quelques heures après avoir daté et signé le dernier volume de sa tétralogie comportant ces immenses témoignages de l’accomplissement de toute une époque et l’avoir envoyé à son éditeur, le 25 novembre 1970, Yukio Mishima s’est donnée publiquement la mort par harakiri, en s’enfonçant un couteau dans le ventre, selon le rituel désigné des samouraïs.

Il n’avait que quarante-cinq ans, laissant une veuve éplorée et courageuse ainsi que deux enfants éveillés et conscients de la valeur de son geste ultime. Nous laissant pantois, laissant le monde des lettres orphelins de son éclatante et virulente vérité de cire et d’ivoire de la blancheur immaculée de son écriture flamboyante et décapante à nulle autre pareille , auréolée d’une aura et d’une authenticité atypique et déconcertante. On ne peut parcourir les mille deux cent pages de la Mer de la fertilité sans changer sa vision du monde, sans se sentir bouleversé et remué par l’évidence inéluctable du déroulement du monde empirique et spirituel qui hante la mémoire et l’âme agitée des personnages singuliers des textes de Mishima.

Une ouverture sur un univers périmé et anéanti livré par une soupape qui donne sur l’absurde dérision d’une mer fertile recouvrant une terre infertile. Cette lecture m’a rendu autre, imprégné et du sentiment de différence et de décharge émotionnelle, que rien n’aboutit à rien sauf à l’inanité de l’univers. Le jardin du midi dans le monastère de l’abbesse est un jardin lumineux et vide de terre-plein, de plates bandes et de fleurs. Seuls le vide et le rien le meublent et le composent. Les personnages du passé qu’évoque l’ami Honda, ont certainement existé il ya soixante ans, dont le cher et vénéré ami Kioyaki jadis tant aimé par la sublime Satako, s’est dilué dans les eaux tourmentées du passé, s’est envolé dans la fumée et a reçu des ailes pour s’envoler.

La religieuse Satoko avait complètement occulté ses souvenirs et éparpillé dans les recoins sombres de sa mémoire lorsque Honda lui raconta ses souvenirs de l’amour fou et ancien de Kiyoaki et de son aboutissement tragique, soixante ans après leur déroulement, elle réagit avec dénuement et évanescence, réfutant les faits qui se sont dissous dans le libre imaginaire humain. Il y avait de la force dans les yeux de l’abbesse quand elle lui déclara d’un ton péremptoire : « Cela aussi est tel que dans le cœur de chacun ».

En insistant que ces personnages floués et dilués dans l’inconsistance d’un temps révolu certainement imaginé, n’ont peut-être jamais existé pour de vrai auparavant, que la mémoire joue des mauvais tours, puisqu’elle est comme un miroir fantôme qui montre parfois des choses trop lointaines et imprécises, comme si elles étaient présentes.

Satako ajouta à l’adresse de Honda , son visiteur interloqué, que tel était son nom dans le monde et qu’elle avait gommé sa vie dans l’ancien monde. Pour elle, les années s’étaient hâtées, non vers la décomposition, mais bien vers la sanctification et la purification cristalline de l’âme. L’être est un ange qui s’est effrité au cours du passage du temps, la durée est une couleuvre qui absorbe l’essence même de la vérité et de l’existence humine ; elle l’ébranle en niant l’existence réelle de ces personnages qu’il a tant aimé et en qui il voyait une réincarnation et une extase sublime, céleste.

Ce jardin vide et serein ne serait-il pas le jardin d’éden, le vide existant ne fournit-t-il pas la paix intérieure à soi-même ? Il n’y a pas d’autre réalité existentielle qu’intérieure, tout le reste est vain et paraître…

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