“L’instance vérité et dignité” et moi

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Nous sommes le 15 juin 2016.

L’instance vérité et dignité veut en faire un grand jour. C’est le dernier jour du dépôt de dossiers à l’instance. Je regarde par la fenêtre de mon bureau. Une file de gens font la queue depuis ce matin bien avant l’ouverture même de l’instance. Des hommes, des femmes, des jeunes et des moins jeunes papotent entre eux en attendant patiemment leur tour pour déposer et remplir un premier formulaire qui enregistrera pour la première fois de leur vie leur plainte pour les violations subies ou dont ils ont été témoins dans un endroit légal conçu par l’état spécialement pour eux.

Oui spécialement conçu pour eux. Dépassé ce délai, toute plainte est rejetée. Certains sous ce soleil de plomb par ce mois de ramadan supportent vaillamment la faim et la soif. D’autres moins valides s’exténuent à tenir.

L’IVD est en pleine effervescence. Elle convole en justes noces, retapée de la tête aux pieds. Un air de fête ou de gaité flottait sur l’IVD.

Une folle excitation se lit un peu partout chez les plaignants comme chez le personnel et les agents. Tout le monde s’affaire et on ne compte plus le nombre d’affluents.

Je jette encore un regard à ce vieux monsieur qui tire sur ses jambes pour monter les escaliers et pourtant rien ne l’arrête pour avancer. Il semble ragaillardi par ses souvenirs qui longtemps le hantaient. Il exulte en signant enfin la décharge dont on lui remet une copie.

Une quinquagénaire non loin siffle au passage que jamais elle n’oublierait les années de plomb, les files devant la prison, les descentes policières et les injustices subies, toutes les injustices. Un débat entre eux sans fin s’ouvre s’alimentant de ruminations, de haussement de voix, de conversation entamée et jamais finie. Il souffle rieur que rien n’a duré et qu’en ce jour, il a repris sa revanche sur le dictateur.

Un jeune fanfaronne avec déception que c’est la jeunesse qui a dégagé Ben Ali et que ce sont les vieux qui se sont ensuite engraissés sur leur dos envoyant la plupart d’entre eux soit en prison soit droit dans la gueule du terrorisme par manque de moyens et de désillusions ou dans la débauche, la contrebande, la toxicomanie.

Toutes des conduites à risque, je m’entends murmurer.

Un autre racle les années en arrière, raconte les préjudices et les rêves tués au pied d’une révolution agonisante et du retour des anciens grâce à l’appétit fossoyeur des gens au pouvoir actuellement. Des traitres, hurle-t-il mais nous saurons les extraire et les faire partir à jamais.

Des femmes dont la féminité est morte à jamais aux portes d’un enfer ouvert sur elles, leurs époux, leurs enfants ou proches peinent à parler.

Des mères au long deuil pliées en infinies pages se racontent entre elles les nuits de tourmente et d’agonie.

La file grossit au fil des heures et les agents abattent un travail fou sans rechigner. Le rythme devient de plus en plus saccadé ponctué d’un défilé d’hommes politiques et de visages connus, tous des opposants à l’ancien régime.

Des sommités s’amènent presque en même temps comme s’ils se sont donnés rendez-vous à la porte de l’instance. Des gens de toute tendance politique. Des gauchistes, des perspectivistes, des gens de la droite, des islamistes des nationalistes, des nassériens, des femmes démocrates, des gens du bassin minier, des anciens grévistes happés lors des « évènements du pain », des blessés de la révolution ou encore les victimes du 9 avril 2012, ceux de Siliana ou tout autre incident violent d’oppression marquant de la transition du pays. Des ministres, des actifs encore au pouvoir, des moins actifs et des figures de renommée.

Des histoires posthumes refont surface à travers leur famille ou des délégués ou encore la société civile qui par un tel acharnement tient à prouver que ce peuple a besoin de quelque chose de plus grand pour faire contrepoids à l’abîme.

Tout ce beau monde tel des apôtres de la paix sont venus comme si c’était le premier jour du monde. Un « je ne sais quoi » animent leurs yeux comme si la vie leur est donnée de nouveau plus belle que jamais.

Des visages que j’aime croire parcheminés de rides de vieillesse que de rancune. Des sourires que j’aime attacher au pardon qu’à la vengeance. Des attentes que j’aime ramener à l’amour plus puissant que toutes les morts.

Je me sens du coup gonflée par l’importance en ce dernier jour d’enregistrement de cette instance.

Je me sens bizarrement gonflée du rôle que l’IVD doit jouer pour l’apaisement de la nation.

Je me sens gonflée de l’intérieur de mon statut de membre pour assurer avec tant d’autres la sauvegarde de notre continuité, celle du peuple avec toutes ses différences et ses minorités. L’IVD a réussi à réunir comme par une baguette magique pour quelques instants ce que l’après révolution a détruit.

L’instance est d’un coup à son avantage balayée de tout voile, les soupçons évaporés avec un nouveau relui. Une brillance comme du jamais vu. Une nouvelle peau avec pour autonyme la vérité et la réconciliation. Une union populaire lavée pour un moment du déchirement de la politique et de ses soupçons.

Je « nous » félicite de ce fameux 15 juin où je me suis sentie des plus recluses et des moins importantes. Pourtant, cela n'a pas empêché l'euphorie de ces instants magiques de m'atteindre ni la joie de retrouver mes aimés, de colorer ma solitude. Je « nous » l'offre parce que souvent la magie des moments subjugue toutes les laideurs.

Ce jour restera le secret de ce magnifique peuple composé de morts et de déterrés, de torturés et de tourmentés, de vérité et de contre vérité. La rencontre de tous ces gens prisonniers, de leur destin se doit de finir en une tendre étreinte ou en pleurs. A nous tous d’en décider!

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