Au réveil, une cascade de nouvelles catastrophiques s’échappe de la petite boîte aux chiffres luminescents. Il est sept heures du matin, le ventre est vide depuis minuit et le restera jusqu’à vingt-deux heures. Nausée et crampes. Jeûne et mauvaises ondes ne font pas bon ménage. Le monde ressemble à une immense voilière investie à la nuit tombée par une meute de chacals affamés. La Syrie, le Yémen, l’Irak, la Libye mais aussi le Kurdistan turc... Que de malheurs, que de folies.
Un carnage homophobe en Floride, un double assassinat en banlieue parisienne. La sauvagerie. En de nombreuses régions, la violence atteint des niveaux effarants et, comme elle, la peine des peuples asservis. Il y a dans ce qui se passe quelque chose d’effrayant car il fut un temps où, face à de tels déferlements, il suffisait d’espérer que les deux grandes puissances mondiales décident d’y mettre bon ordre. Aujourd’hui, chaque matin ou presque nous prouve que nous vivons une période des plus incertaines, de celles où aucun acteur n’a la capacité d’imposer totalement sa volonté, qu’il s’agisse d’un gouvernement, d’un groupe extrémiste, d’une guérilla ou d’intérêts économiques.
A la radio, la voix professionnelle du journaliste qui en a vu d’autres semble fatiguée. Ce matin, il n’y a aucune couleur vive à offrir aux auditeurs si ce n’est le vermeil des victimes. Que faire, que dire, quand on se prend à se demander quelle sera la prochaine étape ? Le prochain coup ? De Bagdad, il y a quelques jours, j’ai reçu ce message lapidaire d’un confrère irakien : « Ici, c’est l’enfer tous les jours. Je sors le matin sans savoir ce qu’il va advenir de ma petite personne et de ceux que j’aime. Je compile tous les événements, je compte les morts, les blessés et les disparus. J’essaie de comprendre mais je crois qu’il n’y a rien à saisir de tout ceci. Plus tard, on parlera de cette époque en disant que ce furent les années du chaos. Et quand je lis des articles à propos de ce qui se passe dans la Syrie voisine ou dans le Kurdistan turc, je me dis que j’ai encore de quoi ne pas me plaindre. »
Il est huit heures. Faire taire la radio. Ou bien non, changer de chaîne. Mais la voix faussement enjouée d’une radio pour « djeuns » devient très vite insupportable, elle et ses réclames débiles. Il faut écouter de la musique. Mais ce matin, Mozart, le grand Mozart, n’est d’aucune utilité. Il n’apaise rien, il ne chasse aucune nuée. Les infos sont dans la tête, elles tournoient, elles poussent à allumer la télévision en sachant qu’on n’y trouvera rien si ce n’est un plateau de spécialistes convoqués à une heure matinale pour dire ce qu’ils sont censés savoir d’un événement qui s’est déroulé à des milliers de kilomètres et dont, en réalité, ils ignorent tout.
Une chroniqueuse illustre quant à elle ce qu’est en train de devenir la presse. Elle passe en revue les messages de 140 signes qui foisonnent dans la twittospère. De la belle matière… Qu’aurait-on dit, il y a encore dix ans, si une revue de presse avait repris les propos de Mr Gérard au café ou de Madame Gertrude en son salon de coiffure ? Voilà donc l’affaire : le monde est un vaste bruit. Les uns s’entretuent, les autres tapent sur des casseroles et des médias sans imagination nous disent ce que les seconds disent des premiers…
Huit heures quinze. Télévision éteinte. Radio rallumée. Même le football est violence. Je serais dans le studio, je proposerais aux auditeurs quelques plages de silence. Rien. Silence total. A condition qu’ils en fassent de même. Une pause. Au lieu de ça, j’écoute, sans grande résistance, une « coach de vie » expliquer son métier. La dame se dit aussi « psycho-somato thérapeute » et « captatrice d’énergie positive ». Je retrouverai sa trace quelques heures plus tard dans une dépêche. Belle offensive de communication. Coach de vie… Après tout, pourquoi pas ? Le monde lui-même et ceux qui le dirigent en ont peut être besoin.
Le drame d’Orlando revient avec le flash de huit heures trente. J’écoute, les déclarations embarrassées de celles et ceux qui aimeraient bien exploiter cette tuerie sans avoir à prononcer les mots qui devraient l’être : homophobie délirante, haine des homosexuels… On apprendra quelques heures plus tard que le tueur fréquentait l’endroit. « Taqqiya », la fameuse dissimulation, affirmera un professeur de langue transformé par les événements et la médiocrité générale en grand spécialiste du monde arabe et de tous ses « ismes ». A aucun moment la piste éventuelle d’un crime homophobe commis par un homosexuel refoulé ne sera évoquée…
C’est le moment de sortir. Une autre chronique radiophonique pour la route. D’habitude, c’est un moment d’humour (pas celui de la Belge criarde qui officie sur Inter, je vous rassure). On tend l’oreille. Expression d’un ras-le-bol. Et une proposition. Non pas une plage de silence mais l’écoute d’une chanson des Beatles. Ah, les Beatles ! Il est de bon ton dans les milieux branchés de dire qu’on leur préfère les Stones ou je ne sais quel autre groupe. « De la guimauve » me dit un ami qui concède tout de même quelques talents à feu John Lennon.
Alors, oui, les Beatles. Absolument. « Here comes the sun » pour commencer. Puis le reste, toute la journée dans les écouteurs ou à travers l’écran. Cela ne changera pas grand-chose mais cela aide à sortir dehors et à ne pas se recoucher pour oublier ce monde qui tourne (trop) mal. Demain, il faudra sûrement trouver autre chose. De la poésie, peut-être…