Bilderberg : escapade de l’autre côté du miroir

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Donc, la réunion annuelle de Bilderberg s’est placidement installée derrière des portes – et clôtures – fortement sécurisées de l’Hôtel Taschenbergpalais Kempinski à Dresde – commodément éclipsée par la sombre histoire d’Orlando, dans laquelle un musulman né aux États-Unis et enregistré au Parti démocrate, ayant un emploi stable dans une entreprise de sécurité mondialement connue (4GS) et sans casier judiciaire, se convertit soudain en djihadiste urbain estampillé Daesh déchaînant l’enfer sur des cibles LGBT.

Certains des Maîtres habituels de l’Univers – mais surtout leurs porteurs de valises sélectionnés – ont rejoint Bilderberg dans un joyeux mélange style Goldman Sachs-rencontre-Google. Sentez-vous libres d’en profiter pour dessiner les connexions possibles entre les participants officiels, tous généreusement accueillis par l’organisateur Airbus.

Ce qui importe vraiment au Bilderberg est ce qui est discuté uniquement par certains maîtres et messagers derrière des portes closes – et non ceux qui pilotent les sessions avec des invités, incluant les représentants des médias de The Economist, Bloomberg, le FT ou le Wall Street Journal. Bilderberg est comme une version réduite ultra-sélectionnée de Davos, plus proche des réunions de la Commission trilatérale.

Bilderberg obéit à une très stricte « règle de Chatham House » ; si vous êtes un participant, vous pouvez utiliser toute information que vous recevez de vos collègues invités, aussi longtemps que vous ne révélez pas votre source. Voilà à peu près comment l’axe Washington/Wall Street fonctionne.

Alors, de quoi ces représentants – jusqu’à 150 – de ce que Zygmunt Bauman définirait comme la crème de l’écume transatlantique des élites de la modernité nomade liquéfiée – les deux tiers d’Europe occidentale, le reste d’Amérique du Nord – peuvent-ils bien parler ?

On pouvait s’en douter, ils parlent de ce dont les ministres et les directeurs généraux des méga-entreprises financières parlent : la préservation de ce que Immanuel Wallerstein décrit comme le système monde, c’est à dire le capitalisme version turbo-financière, et la nécessité de changer quelques petites choses, afin que rien de substantiel ne change (pure gatopardimo). Pensez-ça comme un cercle de réflexion sept étoiles.

Comme ma taupe – un diplomate européen – me l’a dit, cette année, certains éléments clés de l’agenda du Nouvel Ordre Mondial (NWO) ont été impérieusement discutés, comme la façon de bloquer Donald Trump aux États-Unis et le Brexit au Royaume-Uni, par tous les moyens nécessaires, ainsi que la façon de pousser le traité pour le partenariat commercial et l’investissement transatlantique (TTIP) dans la gorge de l’opinion publique européenne, là aussi par tous les moyens nécessaires.

Mais d’autres impératifs globalistes étaient aussi pertinents, tels que la création d’un passeport virtuel en ligne – un Identifiant Internet – sans lequel personne ne sera en mesure de dire, ou d’acheter, quoi que ce soit. L’excuse pour cela est – devinez quoi ? – la promotion de la cybersécurité. L’idée, sans surprise, est sortie de la Commission européenne orwellienne.

Ploutocratie et précarité

Ce fut un long et sinueux chemin, depuis la réunion inaugurale de 1954 à l’Hôtel De Bilderberg à Oosterbeek, Pays-Bas. Oui, le NWO (Nouvel Ordre Mondial) conduit les affaires au Bilderberg, comme il l’a fait avec la Trilatérale. Le même baratin officiel s’applique : nous discutons des tendances majeures et des grandes questions mondiales.

Donc il est oiseux de théoriser sur la conspiration.

Le point important est de deviner comment et pour quel but ce Walhalla politico-économique mettra en œuvre les éléments à l’ordre du jour – depuis les progrès dans l’intelligence artificielle (IA) jusqu’à la nouvelle frontière de la cybersécurité.

Mais il ne s’agit pas seulement de business. Un thème clé cette année a été la précarité – selon la définition de l’économiste britannique Guy Standing : les masse « aliénées, anomiques, anxieuses et en colère » qui sont terrifiées de perdre leur emploi et de se trouver plongées dans une vie encore plus misérable.

Si nous examinons leur description générale – « … les temps partiel perpétuels, les salaires minimum, les travailleurs étrangers temporaires, les domestiques du marché noir payés en espèces […] les techno-appauvris dont le travail à la pièce n’a pas de bureau ni de fin, les personnes âgées qui survivent avec des pensions rabougries, les populations autochtones maintenues dans des ghettos, les mères célibataires sans soutien, les journaliers sans épargne, la génération pour laquelle une pension et une retraite ne sont ni disponibles ni souhaitées » – ils représentent l’écrasante majorité du prolétariat urbain et des classes moyennes inférieures mondiales.

Dans l’Ouest industriel, cela se relie à la masse électorale grandissante de soutien à Trump aux États-Unis et aux populistes assortis en Europe. Pas étonnant que les 0,00001% s’alarment. Non pas que la routine en mode turbo de leur modernité nomade liquéfiée leur permette de savoir quelque chose de substantiel sur les épreuves de la précarité – même si la bataille de notre temps est de savoir comment la ploutocratie contiendra ces masses prolétariennes en croissance.

Quoi qu’il en soit, certains participants du Bilderberg ont au moins offert un délicieux aperçu du recyclage des déchets de réputation – par la grâce des portes tournantes. L’icône déshonorée David Petraeus, ancien directeur de la CIA et superstar de la dernière flambée en Irak, brille maintenant comme employé du milliardaire Henry Kravis de KKR, lui-même lié à une attachée supérieure de l’Institut Hudson, Marie-Josée Kravis, qui est aussi membre du conseil de surveillance de la grande société de publicité et de relations publiques française Publicis et administratrice de LVMH. L’enfilade CIA-KKR-LVMH, comment ne pas aimer ? Connaissez-vous subversion plus chic ?

Regardez ce portrait à deux balles de l’académicien britannique Niall Ferguson, supporter fanatique de l’Empire de la même eau, un personnage suranné « professeur d’histoire à l’Université de Harvard », mais la plupart du temps membre du conseil d’administration de la boutique d’investissement AMG – gérant $642 milliards d’actifs – sa mâchoire a chuté à des profondeurs abyssales, à la perspective de passer quatre jours enfermé au Bilderberg avec son idole nonagénaire, le criminel de guerre Henry Kissinger. Ferguson est, bien évidemment, le biographe auto-désigné de Kissinger.

Imaginez une jolie et confortable petit réunion regroupant la crème des fabricants d’armes purs et durs : le géant italien Finmeccanica, l’autre géant de la défense Honeywell – constructeur de moteurs pour les drones Reaper et Saab – via son actionnaire majoritaire Jacob Wallenberg, sans oublier le géant du Cloud Palantir, en la personne d’Alex Karp – connectant tout ce beau monde, soutenu par la CIA et servant les martinis.

Acceptez-vous Paypal ?

Bilderberg a bien sûr toujours été un hall d’accueil principal pour le Big Oil et les banksters Too Big To Fail (TBTF). Donc, il va sans dire que la candidate officielle de Bilderberg à l’élection présidentielle américaine est Hillary Clinton.

Mais Bilderberg concerne aussi maintenant les majors de la Silicon Valley. Voici Peter Thiel, co-fondateur de PayPal – également membre du conseil d’administration de Facebook et président du Cloud Palantir – s’engageant dans une définition post-moderne de la transparence :

« Je pense que nous avons beaucoup de problèmes dans notre société […] Nous devons trouver des moyens de parler aux gens, sans que tout soit complètement transparent. Libertarianisme n’est pas synonyme de transparence radicale. C’est souvent un argument qui pourrait provenir de la Stasi, en Allemagne de l’Est, où tout devait être contrôlé par la société. Et je pense que souvent, vous avez de meilleures conversations en petits groupes, où tout n’est pas surveillé ; voilà comment vous avez des conversations très honnêtes et comment vous pouvez mieux penser à l’avenir. »

Alors voilà : la transparence n’est qu’une affaire de nuances de gris, et de leur contrôle. Ce qui nous amène à certaines choses qui ne sont pas discutées en toute transparence au Bilderberg et pourtant nous affectent tous.

Peu d’atlantistes – et certainement pas des acteurs sérieux – ont remarqué ce qui est arrivé au PDG de JPMorgan Chase, Jamie Dimon, qui présentait un plan pour mettre en place un code de bonne conduite dans les conseils d’administration des États-Unis, et implanter une réelle gouvernance d’entreprise.

Rien. Nada. Peau de balle. L’idée a été essentiellement sabordée par les $2 200 milliards du gestionnaire d’actifs Fidelity. Il est toujours essentiel de se rappeler que Fidelity (PDG : Abigail Johnson), BlackRock (PDG : Larry Fink), Capital Group (PDG : Tim Armour) et Vanguard (PDG : Bill McNabb) ont des sommes énormes dans toutes les grandes banques qui composent la Fed, sans parler des sociétés multinationales du Whos’ Who des États-Unis.

En un mot, ces quatre grands contrôlent in fine la Fed, car ils contrôlent aussi les grandes banques US et des pans entiers importants des multinationales occidentales. Ceux-ci sont en effet parmi les premiers maîtres de l’univers – ou ce que Adam Smith, petit retour en 1776, appelait « les maîtres de l’humanité ». Transparence ? Ils sont encore moins transparents que les Bilderberg. Ils n’ont même pas besoin d’aller à Bilderberg [pour changer quoi que ce soit]. Ils veulent que tout reste en place.

Et ils n’acceptent pas PayPal.


Pepe Escobar est un journaliste brésilien de l’Asia Times et d’Al-Jazeera. Pepe Escobar est aussi l’auteur de : « Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War » (Nimble Books, 2007) ; « Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge » ; « Obama does Globalistan » (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books, 2014), et 2030 en format Kindi

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