Lors de sa rencontre avec le président chinois Xi Jinping, à Beijing, samedi dernier, Poutine a même osé un euphémisme :
« Dire que nous avons une coopération stratégique ne suffit plus. C’est pourquoi nous avons commencé à parler globalement d’un partenariat et d’une collaboration stratégique. Globalement signifie que nous travaillons pratiquement dans tous les domaines importants, et stratégique signifie que nous attachons une énorme importance inter-gouvernementale à ce travail. »
Pourquoi est-ce un euphémisme ? Parce que cela s’aventure vraiment très au-delà des transactions commerciales.
Les accords commerciaux ça compte, bien sûr ; à Pékin, la Chine et la Russie ont initié 58 projets d’une valeur de 50 milliards de dollars. Ceux-ci incluent un prêt de 6,2 milliards de dollars consenti par Pékin pour construire une ligne de chemin de fer à grande vitesse de 770 km entre Moscou et Kazan et 12 milliards de dollars de prêts pour construire une usine de GNL [gaz naturel liquéfié] dans l’Arctique russe.
Les Chemins de fer russes, la société d’investissement russe Sinara Group, ainsi que China Railway, vont également investir dans une usine, en Russie, pour la construction de cent trains à grande vitesse, conçus pour la ligne Moscou-Kazan. Inévitablement cette ligne sera connectée, dans l’avenir, à l’extension de la ligne à grande vitesse du Transsibérien entre Moscou et Pékin, pour un montant de 100 milliards de dollars.
Il va sans dire que cela fait partie d’un nœud ferroviaire essentiel des nouvelles Routes de la soie. Et comme si cela ne suffisait pas, dans un autre domaine et comme exemple imagé d’interpolation géo-économique, les banques centrales de la Russie et de la Chine mettent en place, en Russie, un mécanisme de compensation du yuan.
La manne de l’inter-connectivité
Poutine et Xi se sont réunis pour la 15e fois, juste après que Xi a conclu une tournée dans trois-nations eurasiennes – la Serbie, la Pologne et l’Ouzbékistan – où, aux côtés du ministre des Affaires étrangères Wang Yi, il a posé explicitement le pont entre les nouvelles Routes de la soie – Une ceinture, une Route (OBOR) telles qu’elles sont officiellement désignées en Chine – et le développement de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).
Ce n’est pas non plus par accident que la Chine a également mis sur pied un partenariat stratégique global avec la Serbie, la Pologne et l’Ouzbékistan – sur la façon de tisser un large partenariat stratégique Chine-Europe en parallèle au développement de l’OCS.
Cela se traduit déjà dans des projets tels que le chemin de fer Hongrie-Serbie, le pont Pupin sur le Danube à Belgrade, l’expansion et la modernisation d’une centrale électrique à Kostolac, le service de trains de marchandises Chine-Europe, en provenance de Chine orientale jusqu’à Duisburg en Allemagne et ensuite jusqu’à Madrid, le tunnel Kamchiq en Ouzbékistan, et, last but not least, le réseau tentaculaire de pipeline de gaz naturel entre la Chine et l’Asie centrale.
Pas étonnant que Xi souligne le thème de l’inter-connectivité encore et toujours, alors que les corridors économiques sont en cours de construction à une vitesse vertigineuse, et que la ligne du China Railway Express trace son chemin vers l’Europe – bien que pas encore en ligne très grande vitesse.
Il y avait donc beaucoup de choses à discuter au 16e Conseil de l’OCS à Tachkent, en plus de l’accélération de l’adhésion à part entière à la fois de l’Inde et du Pakistan, l’année prochaine ce sera le tour de l’Iran.
Tout cela se traduit dans la pratique par l’amalgame des nouvelles Routes de la soie (OBOR), de l’Union économique Eurasie (EEU) – comme Poutine l’a souligné au forum de Saint-Pétersbourg) –, de l’OCS, des mécanismes de financement tels que la Banque asiatique d’infrastructure d’investissement (AIIB) et enfin du partenariat stratégique global sino-russe.
Pas étonnant qu’un certain Sultan Erdogan, observant tout cela à Ankara avec une certaine appréhension, ait décidé de faire un geste. La tentative d’Erdogan d’un rapprochement avec la Russie vise à ne pas être irrémédiablement mis à l’écart dans cette fusion OBOR / EEU / OSC. La Turquie ne peut pas se permettre d’être éloignée de la Russie. Le gazoduc Turkish Stream sera essentiel pour consolider la position d’Ankara en tant que carrefour majeur de l’énergie vers l’Europe. Dans le même temps, Ankara doit impérativement se positionner comme une plate-forme importante des nouvelles Routes de la soie.
Avec l’Inde et le Pakistan, et plus tard l’Iran, comme membres à part entière, l’OCS sera en mesure, à moyen terme, non seulement de communiquer avec OBOR de tous les côtés (via le corridor économique Chine-Pakistan et l’investissement indien dans le port iranien de Chabahar), mais aussi d’être un acteur clé dans la négociation d’une solution au drame afghan, quelque chose que les Américains et l’OTAN ne seraient jamais en mesure d’accomplir. La Russie et la Chine ont toujours insisté sur le fait que l’Afghanistan a besoin d’une solution asiatique.
L’AIIB, une banque simple, propre et verte
Presque en même temps que la réunion Poutine-Xi à Pékin, et pas non plus par accident, la banque d’investissement AIIB a mis le turbo à ses opérations.
L’AIIB a commencé à faire des affaires il y a seulement six mois, avec 57 pays membres fondateurs et 100 milliards de dollars de capital engagé.
Il est prévu d’investir 1,2 milliard de dollars en 2016. Une fois de plus, avec sa marque d’euphémisme, le ministre chinois des Finances Lou Jiwei a dit : « L’AIIB doit établir son avantage comparatif », profitant des « leçons apprises lors des années de développement ».
Le conseil a approuvé ses quatre premiers contrats, d’une valeur de 509 millions de dollars, avec trois projets cofinancés par la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement (BAD), le Département pour le développement international du Royaume-Uni et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Ils concernent une rénovation des taudis en Indonésie et des autoroutes au Pakistan et au Tadjikistan. Une mise à niveau du réseau électrique au Bangladesh sera financée par la seule AIIB .
Et ce n’est que le début. Bien que le dirigeant de l’AIIB, Jin Linqun, soit chinois – il a promis que sa banque serait « simple, propre et verte » – l’un des cinq vice-présidents, Daniel Alexander, est britannique. Pékin détient 30% du capital initial, mais a seulement 26% des droits de vote. L’Inde détient 7,5% et la Russie 5,9%, suivies par l’Allemagne et la Corée du Sud. C’est un véritable projet multipolaire.
Presque en même temps que les actes posés par l’AIIB, la Russie et le ministre des Affaires étrangères chinois ont signé une déclaration soutenant le rôle du droit international, en insistant sur l’égalité souveraine des États, la non-ingérence dans les affaires intérieures et la résolution pacifique des différends. Compte tenu de l’historique du casier judiciaire de l’Empire du Chaos, ce n’est pas vraiment sa tasse de thé. Commentant le Brexit, Boris Titov, ombudsman des petites entreprises du Kremlin, se hasarda : « Il ne faudra pas attendre longtemps pour voir l’Eurasie unie […] environ dix ans. » Compte tenu de l’interpénétration lente mais sûre des institutions – l’OBOR, l’EEU, l’OCS, l’AIIB, la NDB – et du solide partenariat Russie-Chine à l’intérieur du G20, c’est plus que faisable.
À Pékin, Poutine et Xi ont discuté de leur position commune lors du prochain G20, qui se déroulera dans trois mois seulement en Chine. C’est là que tout se passe réellement et pas au G7. Comparez aussi avec le sommet du bellicisme de l’OTAN à Varsovie, début juillet. La guerre, voilà l’offre de l’Occident au Sud.
Pour résumer, l’alternative à une Eurasie unie est le chaos. Et il n’y a aucun doute que l’Empire du Chaos – conformément à son atavisme – ne cessera pas de le semer, ce chaos. Attendez-vous à voir Pékin commander mille avions militaires de transport lourds à la Russie et aussi à voir des navires russes éparpillés, éventuellement tôt ou tard dans la mer de Chine méridionale, pour en rajouter sur les braillements de colère dans la galaxie néocon/néolibéralcon.
Pepe Escobar est un journaliste brésilien de l’Asia Times et d’Al-Jazeera. Pepe Escobar est aussi l’auteur de : « Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War » (Nimble Books, 2007) ; « Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge » ; « Obama does Globalistan » (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books, 2014), et 2030 en format Kindi