Pourquoi le Premier Ministre Manuel Valls éprouve-t-il le besoin de relier systématiquement la question dramatique du terrorisme à la réforme de l’islam de France ? En quoi la lutte contre le radicalisme passe-t-elle nécessairement par le contrôle des mosquées et des imams, alors que tout le monde sait que les terroristes sont recrutés ailleurs ? Quelles sont les contradictions majeures de cette promotion d’un "islam français" en le confiant à des officines étrangères (islam consulaire) ?
Pour répondre à ces interrogations, nous avons choisi de publier une série de papiers tirés de notre ouvrage « Marianne & Allah » coécrit avec Aziz Zemouri en 2007.
En fait, M. Valls ne fait que reprendre et durcir les « vieilles recettes françaises » expérimentées à l’époque coloniale et reprises depuis par tous les gouvernements et les ministres de l’Intérieur français.
SURVEILLER, CONTRÔLER ET REPRÉSENTER : AUX SOURCES COLONIALES D'UNE « POLITIQUE MUSULMANE » TRÈS ACTUELLE
(1ère partie)
« L’islam français », voilà une formule qui a une résonance bien actuelle, voire futuriste, dont l’historien Henry Laurens nous rappelle pourtant qu’elle était déjà d’un usage courant durant la Première Guerre mondiale, en raison notamment de l’afflux massif en Métropole de soldats et d’ouvriers nord-africains. Alors que les politiques et les experts du paysage islamique hexagonal en sont encore aujourd’hui à palabrer pour savoir s’il convient de parler d’ « islam en France » ou d’ « islam de France », la Troisième République n’avait pas hésité, elle, à proclamer « sa » politique musulmane comme « un mot d’ordre politique, une réalité institutionnelle et un sujet de débat où l’on essaye de concilier une universalité française et une spécificité musulmane dans un cadre impérial ».
Dans les incessantes et lancinantes discussions qui animent régulièrement notre scène politico-médiatique sur la légitimité ou l’illégitimité du fait musulman sur notre territoire (« L’Islam est-il soluble dans la République ? », se dégage ce sentiment de régression, comme si à chaque fois, les acteurs se devaient de rejouer le début de la pièce de l’allégeance républicaine, les figurants musulmans étant constamment sommés de donner des gages de leur « francité » à leur metteur scène suprême (l’Etat français).
Certes, le contexte a changé : la France a perdu la quasi-totalité de ses « territoires musulmans » d’outre-mer – à l’exception de Mayotte et de La Réunion - et ses « musulmans de l’intérieur » ne sont plus considérés désormais comme des « sujets » mais bien comme des « citoyens français » à part entière que rien, sur le plan juridique, ne semblent distinguer des autres Français.
Toutefois, en dépit des transformations affectant les hommes, les institutions et les dispositifs d’action publique, on observe des récurrences et des réminiscences de « notre » politique musulmane. Aussi, est-il possible de parler d’une véritable tradition française en matière de gouvernance musulmane, révélant sur le long terme une même tension, que d’aucuns qualifieraient d’« aporie républicaine » et, qui consiste précisément à vouloir émanciper « l’Autre musulman » tout en cultivant son particularisme, souvent malgré lui, entretenant une forme d’islamité imposée, « une assignation à résidence communautaire » en quelque sorte.
En somme, si l’islam ne se dissout pas dans la République, c’est que, quelque part, les acteurs républicains ne souhaitent pas tant le dissoudre (du moins pas complètement), exhibant un « statut personnel » qui, certes, n’existe plus juridiquement, mais, qui produit toujours des effets bien réels sur le plan symbolique : un statut personnel imaginaire qui vient se substituer au statut personnel hérité de la colonisation (Code de l’indigénat dans le cas algérien) et justifiant au présent le maintien et le développement d’une « politique musulmane » distincte de celle pratiquée à l’égard des autres religions, confessions et cultes.
A ce niveau, le projet républicain à l’égard des « Musulmans » - catégorie juridico-politique que l’on croyait disparu à tout jamais depuis la fin de l’Empire colonial mais qui revient pourtant en force, ces dernières années, dans les discours publics et institutionnels – repose sur une injonction paradoxale qui consiste à vouloir assimiler ou à intégrer à la République laïque le supposé « particularisme islamique » en lui donnant, dans premier temps, une certaine consistance, comme si sa dissolution totale et immédiate dans le corps social constituait une menace.
Le problème majeur est que ce « temps provisoire » s’éternise et finit par produire, légitimer et surtout routiniser des mécanismes de régulation de type « particulariste », pour ne pas dire discriminatoire.
En somme, c’est la bonne vieille doctrine du « il leur faudra du temps » qui s’impose très rapidement dans les territoires colonisés, fondée sur la conception républicaine d’une laïcité différée et différenciée : pour les uns (les populations de souche européenne), la laïcité signifie immédiatement « abstention » et « séparation » ; pour les autres (les sujets indigènes), « intervention » et « (ré)-éducation ». Comment ne pas rapprocher ce type d’argumentaire fabriqué au fil de la colonisation avec l’argument actuel brandit par le ministère de l’Intérieur et les maires, selon lequel l’intervention de l’Etat et des collectivités locales dans les « affaires musulmanes » se justifierait par le caractère récent – pour ne pas dire « immature » - de la présence musulmane sur le territoire français ?
En retour, une telle politique de « laïcité interventionniste » conduit à enfermer les populations indigènes (et aujourd’hui les populations issues de l’immigration postcoloniale) dans une forme d’islamité imaginaire aux effets pourtant bien réels. Le regard institutionnel tend à se focaliser sur leur particularisme religieux et culturel, indépendamment des croyances et des pratiques réels des individus, jusqu’à en faire une catégorie à part entière de l’action publique locale et nationale ; tendance à l’islamisation prescrite, observable dans le contexte actuel (la France des années 2000) et qui semble très largement héritée de la période coloniale.