(2ème partie)
« LE SYNDROME ALGÉRIEN »
Les citoyens français originaires du Maghreb et d’Afrique noire ne vivent plus dans une situation coloniale. C’est évident. Mais pourtant le traitement politique de l’islam et des musulmans dans la société française d’aujourd’hui reste imprégné de l’expérience coloniale algérienne, à tel point qu’on peut parler de « syndrome algérien » qui se manifeste chez Manuel Valls comme les autres politiques français. Ce texte est tiré de notre ouvrage coécrit avec Aziz Zemouri, « Marianne & Allah », La Découverte, 2007.
En ce début de XXIe siècle, ce prisme algérien reste prégnant dans la gestion publique de l’islam en France, pour ne pas dire hégémonique, produisant des effets substantiels aussi bien à l’échelle nationale qu’aux échelons locaux. Qu’il s’agisse des procédures de sélection et de promotion des interlocuteurs musulmans, des modes d’administration du culte, des dispositifs de surveillance des groupes musulmans dits « libres », du statut de la femme musulmane, des aménagements et des dérogations au principe de séparation, l’expérience algérienne vient irriguer, depuis plus de cent cinquante ans, toute notre « politique musulmane » et, au-delà, notre relation aux populations musulmanes françaises et étrangères. Il y a donc bien un syndrome algérien, continuant à se manifester bien après l’indépendance de l’ancienne colonie – qui rappelons-le était considérée comme le prolongement « naturel » de la Métropole - et qui mériterait sans doute une analyse approfondie.
Contrôler, surveiller les lieux de culte musulmans
En parachevant la conquête de l’Algérie, la France s’était engagée formellement à respecter la liberté de religion et de conscience des nouveaux « dominés ». C’est le sens de la convention signée, le 5 juillet 1830, entre De Bourmont, général en chef de l’armée française et Hussein Pacha, le Dey d’Alger qui précise dans son point 5 que « l'exercice de la religion mahométane restera libre ; la liberté de toutes les classes d'habitants, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte; leurs femmes seront respectées ; le général en chef en prend l'engagement sur l'honneur ».
L’esprit de la Convention restait fidèle à la politique impériale dite « des égards » et on pouvait donc s’attendre à ce que les nouveaux maîtres de l’Algérie respectent les institutions et les hiérarchies religieuses traditionnelles – comme ils le feront plus tard au Maroc -, quitte à s’appuyer sur elles pour asseoir leur domination et conforter leur pénétration à l’intérieur du territoire conquis. En réalité, c’est davantage l’esprit du gallicanisme qui prit le dessus et les réflexes bureaucratiques conduisirent très rapidement les agents de la colonisation à user et abuser d’une neutralité interventionniste qui aboutit, d’une part, à s’approprier du patrimoine musulman et, d’autre part, à chercher à contrôler les figures et personnalités religieuses sommés de se mettre en service des ambitions coloniales. En somme, la « politique musulmane » développée en Algérie a eu, dès le départ, comme objectif une volonté de maîtriser les lieux et les hommes, tendance qui ne sera jamais démentie tout au long de la colonisation et qui, encore aujourd’hui, produit des effets dans la façon dont le ministère de l’Intérieur gère la « question musulmane » et qui atteste d’un véritable fantasme patrimonial.
Par une série de textes réglementaires et législatifs, dont le plus important est l’arrêté du 7 décembre 1830, la quasi-totalité des biens publics musulmans dits habous furent ainsi placés sous la tutelle coloniale, privant les mosquées et les fondations musulmanes de leurs principales sources de revenus : « S’il est, certes, vrai que, pris à la lettre, l’arrêté du 7 décembre ne confisquait pas les biens des mosquées et autres corporations religieuses au profit de l’Etat et qu’il en donnait seulement la gestion au service des Domaines, il ne laissait pourtant aucun doute sur les intentions de l’autorité supérieure ».
Cette illusion d’autonomie fut préservée jusqu’en 1848, année où un nouvel arrêté du 3 octobre disposait que désormais « les immeubles appartenant aux mosquées, marabouts, zaouias, et en général à tous les établissements religieux musulmans qui sont encore exceptionnellement régis par des oukils [procureurs], seront réunis au Domaine, qui les administrera conformément aux règlements… ». La loi sur les propriétés foncières du 16 juin 1851 vint parachever ce processus de mise sous tutelle administrative de la quasi-totalité des biens publics musulmans : « le Domaine prenait définitivement possession des biens habous et l’Etat prenait à sa charge les frais du culte ainsi que toutes les dépenses, pensions et aumônes jusque là aux frais de ces institutions ».
Caporaliser les Religieux musulmans, fabriquer des imams sur mesure
Mais plus encore que le contrôle des lieux, c’est la maîtrise des hommes qui constitua le principal enjeu de la « politique musulmane » de la France en Algérie. Dès les premiers temps de la conquête, l’administration coloniale tenta d’initier un véritable « clergé musulman », censé servir loyalement les intérêts de la France. Dans cette perspective, l’arrêté ministériel du 30 avril 1851 avait précisément pour objectif, d’une part, de répertorier et de classer les lieux de culte musulman en cinq catégories et, d’autre part, de rétablir un semblant de hiérarchie des personnels cultuels s’inspirant vaguement de celle en cours sous l’Empire ottoman. Comme le note fort justement l’historienne Anna Bozzo, l’objectif inavoué d’un tel projet était de promouvoir une forme de « fonctionnarisation », voire de « caporalisation » des clercs musulmans, afin de s’assurer de leur soutien et surtout de prévenir toute tentative de résistance religieuse à la domination coloniale.
Cette promotion d’un « clergé musulman » officiel avait donc pour contrepartie logique une politique de surveillance et de répression des Religieux dits « indépendants », dont les activités étaient jugées subversives. Sur ce plan, bien qu’il faille éviter tout rapprochement historique abusif, ces projets de « clergé musulman » - la formule était d’ailleurs employée par certains administrateurs coloniaux – ne semblent pas si éloignés de l’obsession actuelle du ministère de l’Intérieur à vouloir à tout prix encadrer et former des « imams français », afin de contenir les « influences étrangères » censées être porteuses de désordre. Outre les multiples initiatives avortées des ministres de l’Intérieur, ces quinze dernières années, pour susciter des institutions de formation « d’imams sur-mesure », la promotion d’un personnel musulman étroitement encadré et contrôlé par l’autorité publique revient comme un leitmotiv dans le discours des experts et des politiques français.
La laïcité, oui, mais pas toute suite pour les Musulmans !
On pouvait penser que l’adoption de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905 mettrait fin définitivement à l’utopie coloniale d’un « clergé musulman » et, d’une manière générale, au contrôle publique exercé sur toutes les institutions islamiques. Or, non seulement la politique de caporalisation et de fonctionnarisation de l’islam s’accentua mais, en plus, elle se trouva désormais pourvue d’un statut quasi-législatif, qui allait la conforter matériellement et la pérenniser dans le temps et ceci en dépit des très nombreuses protestations émanant des milieux indigènes. En effet, le décret du 27 décembre 1907 qui vise à appliquer la loi de séparation aux trois département d’Algérie donne naissance à un statut dérogatoire qui sera constamment prorogé et, ceci quasiment, jusqu’à l’indépendance du pays en 1962. Plus que jamais le culte musulman et ses « desservants » (muftis, imams et autres catégories) se trouvent placés sous la tutelle de l’Etat et des collectivités locales (les départements et les communes). On se trouve ainsi en présence d’une formule juridique hybride qui, sans nier totalement la « force de la laïcité », la renvoie à un horizon lointain : le temps que la pédagogie républicaine produise ses lumières rééducatrices sur des esprits indigènes endormis.
En somme, le traitement colonial de la « question musulmane » a été en permanence traversé par une tension entre un idéal d’émancipation républicaine (laïciser les indigènes musulmans) et un principe de réalité (conforter la domination) qui a conduit les pouvoirs publics à déroger à la loi de 1905 mais en gardant la « laïcité » comme horizon de sens. Or, cette nuance, soulignée par le politologue Rabeh Achi, est importante, car elle permet de comprendre la situation actuelle qui reste toujours marquée par cette tension entre l’idéal et le principe de réalité : alors que les élus, les intellectuels médiatiques et les groupes de pression laïcistes (invoquent constamment la nécessité et l’urgence d’élever l’islam et les musulmans de France à la laïcité, ils justifient par ailleurs un traitement particulariste, dans le refus, par exemple, d’autoriser des écoles musulmanes sous contrat ou de construire de nouveaux lieux de culte dans les centres ville, jusqu’à justifier, pour certain d’entre eux, une politique sécuritaire (surveillance des associations et des mosquées), voir un interventionnisme politico-administratif dans les « affaires musulmanes » (Istichara, CFCM, fondation officielle de l’islam de France, projets de création d’instituts de formation d’imams…).
Nous sommes en quelque sorte dans un provisoire qui dure, puisque même les traitements particularistes et inégalitaires à l’égard du culte musulman sont bien légitimés, non par le refus de leur « appliquer la laïcité » mais de les y amener progressivement, aboutissant à conforter cette figure paradoxale : l’éducation des musulmans à la laïcité justifie qu’on ne leur applique pas immédiatement « toute la laïcité ». L’on est bien obligé de constater que cette injonction paradoxale héritée de la période coloniale et, plus particulièrement de la « politique musulmane » pratiquée en Algérie (1830-1962), fait toujours aujourd’hui force de loi.