Le lecteur attentif de Descartes sait peut-être que, avant de se lancer dans son entreprise de fondation du savoir scientifique à partir de l’expérience du doute, le philosophe français a écrit un petit texte très instructif sur sa pensée : les Règles pour la direction de l’esprit.
Nous avons par ailleurs évoqué dans un précédent article l’impact décisif qu’a eu sur le parcours de Descartes la condamnation par les autorités ecclésiastiques des thèses de Galilée. Il y aurait sans doute un parallèle à faire entre l’effet que produit sur lui cette condamnation et celui que subit Platon à la suite de la condamnation de Socrate. Dans les deux cas, nous sommes en présence d’une sorte de rupture stratégique.
Mais, en fait de rapprochement avec Platon, il faut que l’on parle d’un autre : l’importance dans la pensée de chacun d’eux des mathématiques. « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », aurait inscrit Platon au fronton de son école, l’Académie. Et, pour Descartes, les mathématiques sont la clé de la connaissance de la nature. La connaissance elle-même est une « mathesis universalis ». C’est ce qui apparaît dès les premiers écrits, comme les Règles que nous venons d’évoquer.
Il est bon de se souvenir de ce projet de jeunesse pour comprendre comment le détour par le doute radical permet d’y conduire en se mettant à l’abri de toute attaque venant des autorités de la « tradition ». Il y a, nous le disions, une rupture stratégique dans la démarche menée, mais nullement un renoncement au projet initial.
Est-ce que Descartes s’acquitte vraiment de l’exigence du doute ? C’est la question que nous posions en conclusion de notre article la semaine dernière, aussi bien à son sujet qu’au sujet de Ghazali, dont nous avons également visité l’expérience du doute. Nous allons suggérer ici quelques pistes de réponse, à travers des critiques qui lui sont adressées. Première critique, celle d’un penseur contemporain et néanmoins plus jeune : Blaise Pascal, dont on connaît peut-être la formule assez paradoxale « Descartes inutile et incertain ! ». La vérité de cette formule, en effet, ne va pas du tout de soi. Elle peut cependant s’éclairer d’une autre dans laquelle Pascal accuse son aîné de ne s’intéresser à l’existence de Dieu que pour les besoins de son entreprise de fondation rationnelle de la connaissance scientifique. Dès que la mission est terminée, Descartes lui tourne le dos : c’est la fameuse « chiquenaude » !
Rappelons au lecteur que, comme nous avons eu l’occasion de le souligner, la sortie du doute vers la lumière de la certitude se fait à travers, primo, la découverte de Dieu et, secundo, la découverte que Dieu ne peut être que vérace, en ce sens qu’il ne saurait nous tromper dès lors que nous sommes – comme dans les mathématiques – en présence d’idées claires et distinctes.
Or, pour Pascal, l’expérience de Dieu, la vraie, est de celles qui ne laissent pas d’autre option et d’autre passion que celles d’aimer Dieu. Toute autre entreprise est « inutile », d’autant qu’elle nous éloigne des questions qui portent sur notre destinée. Et elle est incertaine parce que le Dieu dont elle croit pouvoir arracher le certificat de certitude en ce qui concerne la vérité de nos connaissances est lui-même un faux Dieu : non pas le Dieu « d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » mais le « Dieu des philosophes »… Un concept, rien de plus. Comment un tel faux dieu pourrait-il servir à l’homme de moyen en vue de gagner la terre de la certitude ? N’est-on pas plutôt dans les errements de cette sorte de concupiscence que dénonçait déjà saint Augustin : la libido sciendi ?
Seconde critique : celle de Kant. Pour le philosophe allemand, la sortie du doute ne saurait avoir lieu à travers l’expérience de Dieu. Cette expérience relève d’une illusion, car notre connaissance des choses est par définition conditionnée par l’espace et le temps. A vrai dire, il n’y a pas, du point de vue de Kant, sortie du doute : il y a une redéfinition du cadre de l’expérience de la connaissance. C’est dans les limites de ce cadre – celui de ce que Kant appelle les « phénomènes » -, et pas en dehors d’elles, qu’il est possible de rencontrer des vérités nécessaires ou apodictiques, et donc des certitudes. Les vérités auxquelles nous avons affaire quand nous envisageons la nature sont en réalité des vérités déterminées par les conditions de notre perception. Elles sont donc relatives et non absolues.
Précisons encore qu’à l’intérieur de ce champ des phénomènes, il y a le domaine des jugements a priori et celui des jugements a posteriori, ou jugements empiriques. L’expérience de la certitude est réservée aux premiers et échappe ainsi à la critique que nous trouvons chez Ghazali : elle ne peut être démentie par une occurrence nouvelle et différente de la conjonction habituelle des événements. Les vérités métaphysiques, quant à elles, nous n’y avons pas accès et, par conséquent, elles échappent à toute certitude de notre part. Kant parle à leur sujet de « foi rationnelle », ouvrant l’accès aux vérités morales. Une foi rationnelle n’est pas une certitude.
Pour résumer le propos de Kant, les connaissances susceptibles de faire l’objet de certitude — toujours relative — sont les mathématiques et la physique pure. La logique aussi, mais elle ne relève pas à proprement parler d’une connaissance, c’est-à-dire d’un « jugement synthétique » : la logique est une discipline analytique. Descartes apparaît donc comme un personnage très téméraire : il prétend accéder à une connaissance qui échappe aux limites de notre expérience à travers sa démonstration de l’existence de Dieu et, une fois parvenu à cette connaissance et une fois dégagé de l’enclos du doute, il croit pouvoir aussi étendre les limites de la certitude au domaine des vérités empiriques, alors qu’elle ne concerne que celui des « jugements synthétiques a priori » : jugements relatifs finalement à l’espace et au temps, et non aux réalités que nous percevons dans l’élément de l’espace et du temps.
Enfin, troisième critique, celle de Husserl, auteur de Méditations cartésiennes. Comme pour Kant, la sortie du doute est contestée. Le projet de Husserl est en quelque sorte de reprendre depuis le début l’expérience du doute radical, mais en étant débarrassé de l’arrière-pensée qui fut celle de Descartes, à savoir celle d’instaurer une mathesis universalis en guise de plateforme en vue, avoue-t-il dans le texte du Discours de la méthode, de jouer son rôle de « maître et possesseur de la nature ». Peut-être faut-il croire que ce projet cartésien s’est dépouillé de toute crédibilité au fil du temps, la tournure prise par l’histoire au début du siècle dernier excluant que Dieu — en tant que Dieu vérace — puisse être partie prenante de son plan.
La phénoménologie husserlienne est une sortie furtive du doute avec le doute. Au lieu de viser la certitude, elle cherche à refaire connaissance avec les choses-mêmes, malgré ou plutôt grâce au voile du doute qui enveloppe leur essence. Ce qu’il y a, ce ne sont pas des choses dont il faut ensuite se demander en quoi consiste leur essence, ce sont des aspects qui se donnent à moi, qui ne suis pas plus existant qu’elles… Il y a une rencontre, et donc une tout autre issue de ce drame que fut le doute cartésien.