« Bombarder des gens crée-t-il des rancœurs inextinguibles ? Non, parce que oui parfois. » D’une note de la FRS.

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Un ami éclairé ayant indirectement porté à mon attention le texte d’un employé de la Fondation pour la recherche stratégique, apparemment en manifestation de soutien, je me permets de livrer ici quelques commentaires, histoire de ne pas polluer son mur. Je n’entre pas dans une discussion sur la question elle-même, qui entraînerait trop loin ; simplement sur le viol intellectuel que représente cette bouillie qui contrevient aux principes les plus basiques de l'exposé d'une réflexion. Pas UN paragraphe ne contient un argument qui, au-delà même du fond, soit… un argument.

Pour les curieux ou les masos, le lien : http://www.frstrategie.org/publicat…
Morceaux choisis.


• « Les « dommages collatéraux » créeraient nécessairement des rancœurs inextinguibles ? Ils sont parfois significatifs, et des erreurs inexcusables sont commises. Mais les victimes civiles sont inévitables dans toute guerre, et acceptables si le bénéfice attendu est supérieur au coût possible en vies humaines. »

On attend toujours la réponse à la question de la première phrase, avec laquelle les deux suivantes n’ont rien à voir. Ce serait d’ailleurs utile pour savoir si le « bénéfice attendu » est en effet « supérieur ». On savourera en outre le « inexcusables mais acceptables », qui plonge dans des abîmes d’a-philosophie. En attendant, on n’a pas avancé d’un pouce dans l’argumentation.


• « Le développement du terrorisme en Irak après 2003 n’avait rien d’inévitable, et la responsabilité américaine – indirecte – n’est qu’une partie du problème. Ses racines se trouvaient aussi dans la « campagne d’islamisation » menée par Saddam Hussein à partir de 1993, donnant naissance à ce que l’on a parfois appelé le « baasisme-salafisme ». »

Manifestement, l’auteur estime qu’il n’y a en Irak qu’un terrorisme « sunnite » – ou, pour le formuler autrement, que ne méritent la qualification de terroristes que les groupes qui commettent des crimes à l’ouest de l’Oural. Il n’aurait dans le cas contraire pas manqué de ranger dans la même catégorie l’ensemble des groupes armés chiites qui, depuis leur retour en Irak en 2003, ont enlevé, massacré, torturé et effectivement terrorisé des milliers d’Irakiens – groupes plus ou moins liés au nouveau pouvoir à Bagdad (plutôt plus que moins), et pour certains soutenus, financés, associés au pouvoir, avant et après 2003, par les États-Unis, très très directement.

Au-delà de cette « analyse » biaisée et/ou ignorante, la mention de la « campagne de la foi » (et non « campagne d’islamisation », mais on ne va pas demander à ce monsieur d’être rigoureux dans ses citations, à défaut de parler arabe et d’aller interroger lui-même les sources) des années 1990 n’apporte strictement rien : d’abord, entre 1993 et 2003, ce « ba‘thisme-salafisme » (expression qui ne veut rien dire, en tout cas quand elle n’est pas un minimum explicitée) n’a pas produit de violence terroriste du type de celle dont l’auteur parle. Même en admettant qu’elle ait joué un rôle dans le passage de certains membres du régime ba‘thiste à la « jihadisation » de l’insurrection sunnite par la suite, il faut bien reconnaître que l’intervention de 2003 a de ce point de vue été un moment de rupture et un facteur.

De manière générale, on s’accorde sur le fait que le rôle attribué depuis peu à cette « campagne de la foi » (notamment pour tenter d’expliquer comment d’anciens cadres de Saddam se retrouvent chez Da‘esh et trouver des ressorts idéologiques au-delà des explications politiques) est surévalué. D’autre part, et c’est frappant dans le texte, on a l’impression que pour l’auteur, une intervention se limite à quelques semaines de bombardement (qu’il ne nomme d’ailleurs jamais explicitement ainsi – on imagine que poser la question sur le mode « Bombarder des gens crée-t-il des rancœurs inextinguibles ? » rendrait patent son ridicule) ; et qu’une occupation, par exemple, n’en procède pas tout autant. Le facteur-clef ici, est la déba‘thification. On y vient.


• « Si l’occupation de l’Irak avait été mieux préparée (contrairement au Département d’État – et aux néoconservateurs – MM. Cheney et Rumsfeld se moquaient totalement de la reconstruction de la société politique irakienne), si l’armée et le parti Baas n’avaient pas été dissous, nous n’en serions peut-être pas là. Faire de Daesh l’enfant de l’occupation américaine est un raccourci douteux. »

On pensait que le principe de non-contradiction était censé gouverner toute réflexion sérieuse, mais manifestement il n’étouffe pas notre expert, qui en quatre lignes dit exactement une chose et son contraire. À de très nombreux égards, l’occupation est la déba‘thification. La dissolution du Ba‘th, l’interdiction pour l’ensemble de ses cadres de prétendre à un poste dans le secteur public irakien, la chasse au ba‘thiste (dans une société où, sous le totalitarisme de Saddam, adhérer au parti ne signifiait pas nécessairement une adhésion idéologique, mais, pour des dizaines de milliers de gens, l’unique vecteur de mobilité sociale), c’est l’« Order n°1 » de la Coalition Provisional Authority de Paul Bremer. L’« Order n°2 », c’est la dissolution de toute l’infrastructure militaire et sécuritaire. Notre auteur reconnaît bien la catastrophe que cela a signifié dans la polarisation de la société irakienne ; il n’a en revanche manifestement pas conscience que c’est bien l’occupation qui en a été le premier acteur.


• « En 2010, Al-Qaeda en Irak n’existait quasiment plus. C’est la politique du Premier ministre Nouri al-Maliki, soutenue par Téhéran, qui l’a ressuscitée. »

On peut discuter de la première phrase, mais de toute manière ce pseudo-argument ne règle rien. Le fait qu’al-Qaeda en Irak soit affaiblie en 2010 ne nous dit rien des conditions dans lesquelles elle a été produite et pu prospérer. Cf. supra. Par ailleurs, si la politique d’al-Maliki a en effet contribué à la faire « ressusciter », c’est donc qu’une organisation terroriste peut être produite par du « politique » - en l’occurrence, un mélange d’hystérisation identitaire, de répression ultra violente et de marginalisation socio-politique. On n’est pas dans l’intervention extérieure, mais dans des mécanismes similaires mis en place par l’État sur le territoire duquel se développe ladite organisation. (Corollaire, en passant : les Arabes peuvent donc produire du terrorisme par leur pratique politique, mais pas nous.)

L’auteur nous dit en gros que la « jihadisation » de l’insurrection des gouvernorats de l’ouest irakien est un produit de la politique de Bagdad. C’est une proposition à beaucoup d’égards tout à fait valide, mais je laisse au lecteur le soin de voir les contradictions que cela implique, non pas simplement au regard de cet article, mais de toutes les tentatives d’explication du « terrorisme » (entre guillemets parce qu’il est parfois bon de rappeler la base, à savoir qu’il s’agit d’une modalité d’expression de la violence, d’une méthode, pas d’un objet politique en tant que tel – on ne dit pas « expliquer la guérilla » quand on veut dire « expliquer les motivations des guérilleros », on ne dit pas « expliquer l’infanterie » ou « les blindés » ou « les drones », ou alors c’est pour essayer de comprendre les conditions de production d’une tactique de combat) par des modèles exclusivement idéologiques.


• « Le terrorisme peut se développer sans interventions militaires »

Nouveau paralogisme (si l’auteur est bête), ou sophisme (s’il est vicieux). Depuis quand la proposition « X ne requiert pas nécessairement Y » veut-elle dire « X ne peut en aucun cas être produit par Y » ?


• « Quand on parle du coût des interventions en termes de terrorisme, il faut ouvrir la réflexion : cela aurait souvent pu être bien pire sans intervention… »

Là c’est fini, on quitte définitivement les terres de la démonstration pour celles de la politique-fiction et de la prospective de Mme Irma, sous formes de questions rhétoriques auxquelles on est prié de répondre par un sourire entendu. Je comprends que certains chercheurs se sentent fondés et utiles à tenter de dessiner des scénarios, mais d’une part de façon argumentée (ce qui est tout sauf le cas ici), et pas comme un argument dans ce qui se veut la démonstration d’une proposition dans un cadre strictement descriptif.

On ne peut pas répondre à une question du type « Dans telle réalité socio-politique, X est-il causé par Y ? » par une proposition normative du type « C’aurait pu être pire ». Ce sont deux ordres de discours qui n’ont rien à voir. La question du pire est légitime dans une réflexion de stratégie, d’éthique militaire ou dans une activité d’aide à la décision. Pas ici.


• « Le terrorisme peut être lié à notre politique étrangère : cela a été le cas dans les années 1980 à propos de l’Irak, du Liban, de la Libye. Mais l’hypothèse de la revanche terroriste n’est pas en soi une raison a priori de ne pas intervenir. En 1983, fallait-il laisser le Liban descendre dans l’enfer ? En 2001, fallait-il laisser l’Afghanistan devenir un sanctuaire pour Al-Qaeda ? En 2016, faut-il laisser Daesh s’étendre des deux côtés de la ligne Sykes-Picot ? »

Idem. On commence par une phrase qui commence à invalider le propos général de l’article, mais on change de registre pour passer à des policy recommendations sur le mode de la question rhétorique faussement consensuelle. Bon, et la « ligne Sykes-Picot », ça n’existe pas. Même si ça rime avec Maginot.


• Passons sur les phrases, jamais nourries d’exemples argumentés, qui démentent très directement l’idée d’une non-causalité. (« La plupart des interventions françaises ne génèrent pas de terrorisme. » « […] la plupart des actes de terrorisme en France n’ont pas grand-chose à voir avec les interventions militaires françaises. » Ce qui, en toute rigueur, valide a minima le lien de causalité que l’auteur se proposait de réfuter. Si « la plupart » ne le font pas, c’est que certaines le font. Cqf(pas)d.

(Histoire de prévenir certains contre-arguments, reconnaissons d’emblée que l’auteur voit bien des « liens ténus » entre intervention militaire et terrorisme, mais très rapidement disqualifiés et jamais compris comme participant de la construction des motivations de la violence.)


• Passons aussi sur les phrases rédigées dans une langue qui n'est pas le français (« Et Daesh n’aurait jamais crû si rapidement sans la répression syrienne, la guerre civile et son instrumentalisation par Bachar el-Assad n’avaient pas eu lieu. »).

• « Notons ensuite que l’intervention en Irak et en Syrie n’est que la troisième des motivations de Daesh (« Avoir osé insulter le prophète », « S’être vantés de combattre l’islam en France », « Avoir frappé les musulmans en terre du Califat »). »

Donc l’intervention est une motivation – la troisième, à en croire notre auteur. Donc l’article n’a pas lieu d’être, ni sa proposition d’être formulée comme elle l’est. On notera que s’il accepte en l’espèce de prendre au sérieux la parole des terroristes, il se garde bien de citer les propos (comme ceux de l’assassin de la semaine dernière en France) qui iraient précisément dans le sens d’une motivation politique par le ressentiment.


• « Laissons parler Gilles Kepel : « Je suis persuadé que les djihadistes auraient de toute façon trouvé un prétexte ». Nous sommes ciblés pour ce que nous sommes : une ancienne puissance coloniale au Moyen-Orient, un pays laïc (« capitale de la prostitution et du vice »), et un État hébergeant la plus grande population musulmane d’Europe […] »

Arriver à faire passer « ancienne puissance coloniale au Moyen-Orient » du registre du faire au registre de l’être, je n’en reviens toujours pas.


• « Enfin, causalité n’est pas responsabilité. Dire que celui qui est intervenu est responsable des actes commis (c’est la thèse du « retour de bâton ») revient au fond à dire que les journalistes de Charlie-Hebdo sont responsables des attentats de janvier 2015. »

Le débat est à nouveau déplacé. On ne discute pas, comme annoncé, d’une causalité qui devrait être démontrée ou infirmée : l’auteur laisse entendre que ceux qui tentent d’expliquer tentent aussi d’excuser, tout en leur rappelant que les deux entreprises relèvent de registres différents. Retournement ahurissant : il reprend à son compte la distinction explication/excuse que font valoir tous les chercheurs sérieux contre le Premier ministre depuis des mois. S’il parvient un jour à faire le ménage dans sa tête embrouillée, il serait bon qu’il ne conserve que cette belle idée-là, et la transmette à Valls.

Expliquer n’est pas excuser, on est (presque) tous d’accord ? Alors allons jusqu’au bout, et acceptons le principe de systèmes d’explication complexes, qui n’excluent pas a priori l’articulation de facteurs idéologiques et politiques ; et arrêtons de surpayer avec nos impôts des analphabètes mondains dont l’effort intellectuel se limite à une revue des réseaux sociaux (en français et en anglais, faut pas pousser) et à des discussions entre pairs dans des cercles de réflexion géostratégique.

Bref, un bien bel article de merde, auto-contradictoire, sans argument ni structure, typique de la production de ces organismes de « recherche » et autres experts institutionnalisés sous perfusion étatique, à qui on pardonnerait éventuellement d’avoir déserté le terrain (s’ils y ont jamais mis les pieds) des réalités sociales dont ils parlent, s’ils n’avaient aussi déserté celui de la pensée.

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