L’écritoire philosophique/Parménide, ou le poème comme chemin

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«Tu arrives jusqu’à ma maison : réjouis-toi, car ce n’est pas un mauvais Destin qui t’a mené de l’avant sur ce chemin-ci — car vraiment il est à l’écart de la grand-route des hommes —,mais c’est bien Loi, c’est Justice». Ainsi parle la Déesse. Ainsi parle-t-elle dans le Poème de Parménide, en adressant des mots d’accueil au penseur qui, guidé ainsi qu’il le chante par les filles du soleil, parvient à «la porte des chemins du jour et de la nuit, avec son linteau, son seuil de pierre et, fermés sur l’éther, ses larges battants, dont la Justice vengeresse tient les clefs pour ouvrir et fermer».

Un des textes fondateurs de la philosophie est un poème. La pensée de l’auteur est mise, non dans sa bouche, mais dans celle de la «Divinité». A l’audace qui le fait se transporter jusqu’aux portes de ce lieu céleste et protégé répondent les paroles de bienvenue de la déesse, celle dont il s’apprête à recueillir l’enseignement quant à la vérité (aletheia). Non pas les opinions changeantes des hommes — les «dokounta» — mais l’inébranlable vérité.

Le poème de Parménide évoque trois voies possibles pour l’homme qui recherche la vérité. Ces trois voies tournent autour de la question centrale de l’être. Derrière l’aspect un peu déroutant de leur énoncé, il faut avoir le souci de restituer des débats inouïs tels que seuls les anciens Grecs ont pu les engager. Il faut savoir, comme Parménide… se transporter !

La première voie qu’indique la Déesse est la suivante : l’être est et le non-être n’est pas. C’est la voie qu’il faut suivre. Quant à la seconde voie, elle est celle des hommes qui prétendent que l’être n’est pas et que le non-être est. Une voie impossible contre laquelle la Divinité met en garde notre penseur. Enfin, la troisième voie est celle de la doxa, qui est en quelque sorte un mixte des deux voies précédentes : cette voie est celle qui tantôt affirme que c’est, tantôt affirme que ce n’est pas. C’est la voie de l’opinion humaine, celle qui ne voit pas que l’être est d’un seul tenant, «universel et immobile» par-delà ses manifestations changeantes…

Les connaisseurs de la pensée de Platon sont familiers de la distinction entre doxa et aléthéia, entre opinion et vérité. Ils savent aussi, sans doute, que Platon ne l’a pas inventée mais que Parménide l’a précédé sur ce terrain. Ils savent encore que cette distinction est au cœur de l’aventure philosophique et que la question du doute, que nous avons évoquée au cours des dernières semaines, n’est pas du tout étrangère au souci qui est à l’œuvre derrière la distinction en question.

Mais l’examen que nous avons mené des deux expériences, celle de Ghazali et celle de Descartes, avec leur pendant qui est la recherche d’un socle de certitude pouvant servir ensuite de point de départ à une entreprise qui engage la vie tout entière, cet examen nous a montré qu’une dimension religieuse se greffe sur une démarche apparemment épistémologique : Que puis-je savoir ? Que puis-je savoir d’un savoir qui ne risque pas de se démentir au gré des circonstances de la vie ? Nous avons vu que, aussi bien Ghazali que Descartes usent d’un procédé littéraire — l’autobiographie — pour indiquer que le doute, poussé à ses limites ultimes, se confond avec une perte de soi. Et que, à l’inverse, la sortie du doute ne se résume pas en un rétablissement de sa faculté de connaître, elle est salut de l’âme. L’un et l’autre nous font le récit d’une délivrance qui déborde donc largement la question épistémologique.

Le fait que Ghazali et Descartes conduisent leur expérience dans des directions très éloignées l’une de l’autre, le premier l’engageant vers une soumission à l’ordre de la loi islamique tandis que l’autre la mène vers une exploration du réel qui rime avec maîtrise technique et domination prométhéenne de la nature, cela ne veut pas dire que les deux n’ont pas également puisé dans le terreau de la tradition religieuse : celle du monothéisme, celle d’une alliance entre Dieu et l’homme, celle d’une fidélité à cette alliance par rapport à laquelle toute rupture est une chute, une damnation…

Au point que l’on se demande, par-delà les critiques qui peuvent être adressées en ce qui concerne la rigueur philosophique ou logique de la sortie du doute, si le fait de donner une tournure religieuse à l’expérience n’est pas une façon de l’attirer sur un terrain qui n’est pas le sien… n’est pas une façon de la dénaturer. D’autant que la tradition religieuse en question n’est pas celle en laquelle s’affirme le besoin du débat philosophique autour de la vérité.

Sans être des adeptes d’une séparation furieuse entre les deux traditions — grecque et juive, pour le dire brièvement — il est certainement judicieux de ramener la recherche philosophique de la vérité à sa terre d’origine, pour voir au moins quelle tournure elle y prend et de quel projet elle est porteuse à sa naissance. C’est la condition d’ailleurs pour que s’accomplisse un sain partage, qui ne soit ni de confiscation ni d’amalgame.

Le voyage de Parménide nous en offre l’occasion. Nous nous y trouvons rapidement confrontés à la question de savoir pourquoi la question de la vérité prend la forme d’une question sur l’être, et plus précisément d’une affirmation — divine — que l’être est. Cette tautologie nous surprend. Nous avons peine à y voir une quelconque audace qui serait derrière l’impulsion primitive de la pensée lorsqu’elle s’élance dans l’aventure philosophique. Mais que l’être soit, cela signifie pour Parménide qu’il n’y a pas de non-être. Cela signifie encore que la pensée qui pense le non-être est une non-pensée. Car, nous dit-il, c’est la même chose : penser et penser que l’être est. Partout où la pensée croit apercevoir du non-être, elle n’accomplit pas sa nature de pensée.

Au contraire, elle manque à sa nature. C’est le défaut de la pensée se faisant malgré tout passer pour de la pensée qui fait (non-)penser qu’il y a du non-être, du néant. Le corollaire de l’affirmation que l’être est, c’est que le non-être n’est pas. Voilà qui est déjà beaucoup moins évident, dirions-nous. Ne sommes-nous pas tentés de dire qu’à côté de l’être qui est, il y a aussi du non-être qui est ? La mort, par exemple, est un passage de l’être au non-être. C’est donc que le non-être existe. Que peut bien vouloir dire que le non-être n’est pas ?

Et pourtant, la position de Parménide est que la pensée ne saurait penser le non-être. Sa dignité le lui interdit. Mais la doxa, elle, le pense, pour autant précisément qu’elle «opine» sans penser. La vraie pensée se l’interdit parce qu’elle est tournée vers le tout de l’être, qui est seul vraiment être. Elle est tournée vers l’Un, comme dirait Platon. Telle est sa sagesse propre.

Cette même sagesse qui lui dicte sans doute de déclamer la vérité sous la forme d’un poème, puisque dans la parole du poème s’accomplit la communion entre le locuteur et le monde qu’il évoque ou convoque : il est lui-même la parole du monde se disant, il est «Logos». Dans le poème, la parole acquiert la puissance de faire ce qu’elle dit : elle fait advenir l’unité de l’être en la disant. Maintenant ensemble cette unité par la puissance divine de sa parole, le penseur se persuade de la vérité énoncée par la Déesse : le non-être n’est pas, seul l’être est. Cette rapide incursion dans la pensée de Parménide nous ouvre une piste pour mieux saisir de quelle façon la Grèce a fait l’épreuve initiale du besoin de vérité et de quelle façon elle y a répondu.

Une autre piste qu’il est possible d’explorer est celle à laquelle nous invite Socrate avec son «Connais-toi toi-même !» Nous essaierons de l’envisager dans les semaines qui viennent, non pas pour suggérer que les Grecs ont tâtonné sur le chemin de la vérité, mais pour mieux apercevoir comment se détache de notre expérience moderne cette recherche : recherche que nous avons héritée de la Grèce, de part et d’autre de la Méditerranée (avec des fortunes diverses), que nous nous sommes appropriée et dont nous ne pouvons concevoir désormais qu’elle soit absente de toute relation interpersonnelle comme de toute expérience véritable de civilisation.

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