Ceux qui, parmi nos lecteurs, suivent avec assiduité cette chronique, pourraient trouver incongru de s’attarder comme nous le faisons sur la figure de Socrate, alors que, se diraient-ils, la tradition philosophique a engendré tant d’autres figures dignes d’intérêt, que ce soit en Occident ou en Orient.
D’autre part, ajouteraient certains, il ne faudrait quand même pas ignorer que le titre de gloire qui a été longtemps octroyé à ce penseur, en tant que «père de la philosophie», lui a été contesté dès la fin du XIXe siècle… Nietzsche ne voyait-il pas en lui le précurseur de la décadence moderne, l’antithèse de ce qui a fait la grandeur aristocratique et tragique du Grec telle qu’elle est chantée par les poètes ?
Il faudrait rappeler pourtant que le Nietzsche assagi par l’âge n’a pas maintenu dans sa forme initiale la critique qu’il a dirigée contre Socrate du temps où, jeune et fougueux, il rédigeait sa Naissance de la tragédie. Or cette critique, sans cesser, devient plus problématique. Mais, quoi qu’il en soit, s’il s’agit de faire de Socrate une «idole», alors oui, il nous faut rassurer notre lecteur sur le fait que tel n’est pas notre propos. L’intérêt que nous portons à ce personnage s’inscrit, comme nous avons essayé de l’expliquer précédemment, dans une volonté d’exploration de la Grèce comme lieu où l’expérience de l’être s’affirme comme telle et donne lieu, d’abord à une exigence de vérité, ensuite à un combat pour conquérir cette vérité contre des difficultés redoutables dont les sophistes se sont faits l’écho.
Il est vrai, par ailleurs, que nous ne partageons pas la lecture que propose Nietzsche de la pensée de Socrate : nous y voyons la projection sur le contexte philosophique athénien de problèmes qui sont ceux de l’Europe moderne et, dans le même temps, une injuste occultation de ce qui fait la force de cette pensée. Contre le philosophe allemand, nous avons montré sur ces colonnes que Socrate, comme Parménide d’ailleurs, mais plus encore que ce dernier, réinvestit le terrain de la théologie ancienne pour faire droit à une vocation de cette dernière à la recherche de la vérité.
Cela, nous l’affirmons contre Nietzsche, mais aussi contre Platon, qui a entraîné son maître dans un jeu de rôle métaphysique qui lui est étranger. Les passages les plus vraisemblables relatifs à la vie de Socrate dans les dialogues platoniciens nous permettent de penser que le sage athénien demeurait attaché à la cité et, malgré les accusations de ses juges, aux dieux de la cité.
Sa dimension révolutionnaire, que nous avons soulignée, ne relève pas d’une rupture avec la tradition de son pays, mais au contraire de l’affirmation d’un génie propre de cette tradition. Nous voudrions à ce propos rappeler que la ruse dont il fait preuve, non seulement dans sa manière de manœuvrer contre les obstacles au niveau de l’échange avec ses interlocuteurs, mais aussi dans sa façon de déjouer les pièges du langage humain quand il s’engage dans la recherche de la vérité, cette ruse est une forme d’intelligence qui est également un héritage de la tradition grecque. En ce sens, Socrate est un disciple d’Ulysse : comme le héros de l’Odyssée, il manie l’art de contourner et de se dissimuler…
A ceci près que l’Ithaque à laquelle il fait retour, contre l’ombre de la doxa et contre ses propres simulacres, c’est la vérité : une vérité qui est chantée silencieusement dans l’unité retrouvée avec l’autre plus qu’énoncée par quelque proposition métaphysique. La sagesse, ou plutôt la supériorité de sagesse que lui reconnaît le dieu, réside justement dans cette ruse dès lors qu’elle est mise au service, non de quelque but personnel, mais d’une vérité qui se dérobe et qui cependant rassemble aussi en un même recueillement et en une même écoute.
On doit aux Allemands d’avoir compris que Socrate n’était pas un simple prélude au «grand Platon» : qu’il représentait à lui seul, et malgré l’inexistence d’une œuvre écrite, un moment décisif dans l’histoire de la pensée. Hegel parle à son sujet de révolution mondiale parce qu’il voit à travers lui la manifestation d’un moment à l’intérieur duquel l’Esprit devient objet de la pensée et Nietzsche, qui lui prête un rôle nettement moins reluisant, mais un rôle historiquement non moins important —celui de mener l’insurrection de la raison contre la virilité de l’instinct—, ne remet pas en cause, finalement, cette dimension révolutionnaire.
Dans un cas comme dans l’autre, cependant, on est en droit de soupçonner, derrière une incontestable lucidité, une attitude qui relève d’une sorte d’hégémonie intellectuelle, une attitude qui assigne aux figures du passé une fonction dans une dramaturgie universelle dont ils s’érigent en maîtres-concepteurs.
Contre une lecture hégémonique et apprêtée que Nietzsche nous offre du personnage de Socrate, nous opposons la lecture ingénieuse de l’être que met en scène Socrate. Pourquoi ingénieuse ? Cette question nous renvoie aux difficultés redoutables que nous avons évoquées dans notre précédente chronique mais, avant de tenter une réponse, il est peut-être utile de faire un détour par la question de la lecture appliquée aux textes sacrés. Cette lecture nous est plus familière, nous autres «gens du Livre», comme dit le Coran.
Nous savons quels pièges nous guettent et quelle audace peut être parfois requise pour restituer au sens sa tonalité initiale et extraordinaire, contre la paresse d’une approche littéraliste. Nous savons aussi comment un certain souci de respecter scrupuleusement la lettre du texte peut tuer le texte, le vider de son esprit et de son génie. Nous savons encore que la lecture, ou la bonne lecture, exige que nous sachions nous détacher du texte, prendre congé de lui sans pour autant se détourner de lui : savoir ne pas être rivé à son énoncé tout en ciblant ce qu’il vise.
Cette transposition de la question de l’être et de sa vérité sur le terrain de l’herméneutique religieuse propre à la tradition monothéiste est-elle pertinente, cependant? Elle l’est, oui, dans la mesure où, dans un cas comme dans l’autre, nous sommes en présence d’une sorte de ruse, d’une conquête du sens qui engage la mise en branle d’une forme d’intelligence qui sait s’accorder à ce qui se dérobe. En quoi la souplesse est une de ses qualités principales.
Il faut cependant insister ici sur le fait que cette ruse particulière, que les Grecs anciens appelaient «métis», est certes un don, une aptitude dont seuls quelques-uns peuvent se prévaloir. Mais c’est aussi un art et, ce qu’on oublie souvent de relever, c’est une marque de piété… La chose paraît sans doute étrange.
Rappelons toutefois que Métis est d’abord une déesse de l’espèce des Océanides… Hésiode raconte qu’elle fut la première épouse de Zeus et que ce dernier, alerté par une prophétie selon laquelle elle lui donnerait un fils qui le supplanterait, l’avala. En sorte qu’elle habite dans ses entrailles.
L’ingestion par le roi des dieux de la déesse qui incarne l’intelligence liquide, la sagesse immémoriale, ne fait en réalité que traduire une prédisposition générale des dieux grecs, à laquelle ils doivent leur accession au trône du monde face aux Titans… De tels éléments ne sont pas que des détails folkloriques extraits des légendes : ce sont des données fondamentales de la religion des Grecs. L’ordre cosmique est assuré par les dieux, contre les puissances nocturnes du chaos, grâce à la «métis». Et sans doute le «divin Ulysse», comme aimait à l’appeler Homère, ne devait-il pas son épithète à autre chose qu’à cette ruse dont il partageait le privilège avec les plus éminents des habitants de l’Olympe.
Toute la mythologie grecque elle-même peut d’ailleurs être comprise comme une ruse du langage pour dire l’origine du monde. Le détour par toutes sortes de récits en est une illustration. Or Socrate s’inscrit dans cette même tradition du détour et de la dissimulation : c’est par eux qu’il arrache la lumière de la vérité à la pénombre de l’opinion et de ses fausses certitudes. Ce faisant, il ne s’éloigne pas de sa culture grecque et athénienne : au contraire, il s’y ancre en en dévoilant des ressources nouvelles, et pourtant si anciennes.
Quelle est cependant cette lecture socratique de l’être qui se veut un hommage rendu à la déesse Métis ? Nous n’avons pas encore répondu à cette question.