Socrate ne meurt pas qu’une fois, mais deux. Il meurt en buvant la ciguë après avoir été condamné à mort par ses concitoyens et il meurt une seconde fois lorsque sa pensée, dont beaucoup se réclament, est à la fois disséminée à travers de multiples enseignements et, en fin de compte, trahie. La façon dont il parvient aux philosophes arabes à l’époque de l’empire abbasside porte la marque de cette seconde mort, dont il faut encore dire que le platonisme y a pris une part non négligeable.
Il est indéniable que, sans les dialogues de Platon, nous ne connaîtrions pas Socrate comme nous le connaissons. Aristote ne s’est guère intéressé au personnage, qu’il a peu connu, et les deux auteurs qui ont laissé des écrits sur lui en dehors de Platon sont, l’un, peu fiable et peu sérieux et, l’autre, peu consistant sur le plan philosophique. Le premier est Aristophane, célèbre auteur comique, qui compte d’ailleurs parmi les détracteurs et les accusateurs de Socrate à son procès, l’autre est Xénophon, qui a certes laissé des informations utiles sur la vie du maître mais sans rien de cette mise en perspective que nous trouvons chez Platon.
La trahison de Platon, en réalité, n’est pas de son fait. C’est vrai que, dans son œuvre, il fait dire à Socrate des choses que ce dernier n’a pas dites. Il l’a fait du vivant même de son maître et cette sorte d’emprunt ne trompait pas grand monde. Le lecteur attentif distingue les textes qui sont à l’honneur du maître et de son génie particulier et ceux où le personnage se prête à un procédé commode permettant à l’auteur de continuer de présenter sa pensée personnelle sous une forme dialectique.
La véritable trahison va avoir lieu bien plus tard, au moment où le christianisme va réquisitionner le platonisme, pour ainsi dire, afin de se doter d’une assise philosophique. On peut considérer que saint Augustin, par son envergure, est au cœur de cette opération. Or ce qui arrive à ce moment particulier de l’histoire, c’est que tout ce qui rattache Socrate à l’ancienne tradition païenne de la Grèce se trouve occulté.
Le christianisme est un monothéisme et le monothéisme est un anti-paganisme… Tant que le monde demeurait sous l’autorité de l’ancienne théologie païenne et de ses divinités plurielles, les écoles philosophiques qui se réclamaient de Socrate à un titre ou un autre voyaient en lui un dialecticien qui avait su s’accommoder de la tradition religieuse de son pays et de ses contraintes – en dehors bien sûr de l’épisode qui devait le mener à sa condamnation à mort. Avec l’arrivée du christianisme, tout change : il n’est plus qu’un auxiliaire de Platon et ses liens avec l’ancienne religion grecque sont gommés…
En somme, Platon pour disposer au christianisme et Socrate pour disposer à Platon: telle est la formule qui pourrait résumer la manière dont on a relégué sa pensée…
Or nous avons vu que Socrate, contrairement à ce que lui reprochent ses juges, n’introduit pas de nouvelles divinités dans la cité. Son patriotisme était également religieux, bien que — et c’est précisément ce qui a échappé à beaucoup de ses concitoyens —, ce patriotisme religieux fût aussi un patriotisme intellectuellement actif, inspiré et certainement hors des sentiers battus, dirions-nous. En d’autres termes, Socrate voulait révéler la vocation philosophique de la religion grecque.
C’est très précisément pour cette raison qu’il plaçait son activité sous l’autorité du dieu Apollon. Et, comme nous l’avons signalé dans notre chronique de la semaine dernière, c’est pour cette raison aussi que la façon dont il philosophait rejoignait, quant à elle, une forme de piété qui, bien qu’elle nous soit très étrangère, n’en était pas moins réelle : le recours à la ruse. Car la ruse — mètis — n’a pas chez les Grecs cette connotation négative ou suspecte que nous lui donnons : elle est, ainsi que nous l’avons montré, une marque des dieux dans leur différence avec les puissances du chaos.
Il est utile de revenir un peu en arrière dans notre propos, qui était, avons-nous dit il y a déjà quelques semaines, d’engager une incursion en profondeur dans la Grèce ancienne à travers une comparaison entre Parménide et Socrate… Or que révèle aujourd’hui cette comparaison ? Elle révèle justement que Socrate est allé plus loin que Parménide dans la mobilisation de la tradition religieuse. Lui ne fait pas appel à des dieux dont le nom est absent du panthéon grec pour appuyer sa pensée : il place l’ensemble de sa carrière philosophique sous le signe d’un dieu dont le culte existe.
Lui, comme le divin Ulysse, use de détours pour parvenir à sa fin et pour échapper aux difficultés : ces difficultés dont nous avons vu en particulier que le sophiste Gorgias les a soulevées contre la thèse parménidienne selon laquelle l’être est et le non-être n’est pas… Comment cela ? Par un mouvement de retrait, d’effacement de soi comme producteur de vérité : c’est cela qui va lui donner un avantage.
Le «Personne» d’Ulysse par lequel ce dernier échappe au Cyclope dans le récit d’Homère est le même par lequel Socrate échappe au destin funeste d’une éclipse de la vérité. En immolant son identité en tant que sage, en acceptant d’être «un homme qui n’a point de connaissance», Socrate recrée les conditions d’un retour de la vérité dans la vie des citoyens d’Athènes. Son retour à l’Ithaque de la vérité réside en cette régression vers le point de «naïveté» où l’être surprend à nouveau par son apparition et où l’âme de chacun est rendue capable de faire accueil à cet événement.
Une autre manifestation de la ruse, c’est que Socrate feint de ne plus s’intéresser à la question de la vérité. Il feint de ne s’intéresser qu’à l’autre – le concitoyen qu’on rencontre sur son chemin -, qu’au jeu du questionnement et de l’assentiment dans l’échange et qu’à cette entraide citoyenne dans les progrès qu’on fait en matière de vertu : devenir meilleur !
La philosophie change donc ici de vocation, du moins en apparence : au lieu de viser la vérité, elle sert à «devenir meilleur»… Mais ce détour par le désir retrouvé et commun de la vertu, et du plaisir d’être ensemble, joue comme une incantation qui fait advenir l’être dans l’horizon de l’expérience humaine, sans qu’on ait à en établir l’existence comme cherche à le faire Parménide. Il ne s’agit pas de poser l’étantité de l’être, il s’agit de s’ouvrir à l’espace de sa manifestation… Et de reconstituer le désir de déchiffrer ensemble le texte du monde dans la célébration d’une communion intellectuelle.
Le recours à cette forme particulière d’intelligence revêt, encore une fois, un enjeu multiple : déjouer le danger d’une vérité qui, aussitôt déclarée, se transforme en cible de la critique et se voue à sa propre négation ; reconstituer l’unité de la communauté autour d’une amitié philosophique qui transcende les divergences d’opinion ; réaffirmer implicitement la vocation de l’homme à la vérité et, enfin, mettre cette vocation réaffirmée au service d’une révolution religieuse qui n’est pas rupture avec l’ancienne théologie mais renouvellement de celle-ci à partir de l’intérieur…
Répétons-nous : la ruse est l’attribut des dieux les plus éminents. Socrate philosophe en faisant honneur à cet héritage… Mais les penseurs qui auront à cœur d’accorder la pratique philosophique à la tradition monothéiste prendront bien soin de ne pas le voir.