Marges spirituelles / Religion statique et religion dynamique

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Grande figure de la philosophie française, Henri Bergson fut un personnage discret de son vivant et il semble que le même qualificatif s’applique à l’œuvre qu’il a léguée. D’aucuns pourraient en conclure habilement que l’histoire s’est chargée de lui conférer la mesure qui lui revient, en précisant que cette mesure est modeste : modeste face à des poids lourds internationaux comme Husserl, Heidegger…

Mais de tels raccourcis servent surtout à se dispenser d’aller se faire un avis plus sérieux, en laissant parler les textes eux-mêmes. Rien ne dit que l’histoire, à supposer qu’elle ait dit son dernier mot, n’ait pas besoin du secours des esprits honnêtes pour ajuster les jugements qu’elle émet. Pour opérer des corrections…

A la fin de sa carrière philosophique, au début des années 30 du siècle dernier, Bergson publie un ouvrage intitulé : «Les deux sources de la morale et de la religion ». Lui qui fut lauréat d’un concours de mathématiques dans ses années de jeunesse, et qui se fera connaître par la suite comme le penseur capable de faire résonner sa philosophie avec les dernières avancées de la recherche scientifique, en particulier dans le domaine de la biologie, voilà qu’il révélait la vocation spirituelle de sa pensée.

Car l’ouvrage en question développe la thèse selon laquelle le mysticisme, tout en étant une rupture dans la démarche de la connaissance philosophique, représente également un accomplissement.

En fait, le lecteur tunisien d’aujourd’hui aurait une double raison d’explorer ce texte. Pas seulement découvrir un auteur injustement méconnu, mais aussi se familiariser avec une approche à la fois rigoureuse et élégante d’une problématique éminemment actuelle, celle du lien entre morale et religion.

Puisque le développement de la thèse concernant la place du mysticisme dans la vie de l’esprit repose, en gros, sur une distinction entre «religion statique» et «religion dynamique» et que, à son tour, la définition de la religion statique, ou close, révèle un problème de compatibilité avec la morale.

«Pécher a toujours été offenser la divinité, écrit le philosophe français ; mais il s’en faut que la divinité ait toujours pris offense de l’immoralité ou même du crime : il lui est arrivé de les prescrire».

La religion statique est religion du groupe. Son objet est la cohésion des membres de ce groupe, non la conformité à des principes de validité universelle : ce qui est précisément le souci de la morale.

Pour jouer son rôle social, la religion statique produit par ailleurs des fabulations par lesquelles elle apporte des réponses relatives à l’issue de la vie. Réponses apaisantes qui, dans le même temps, renforcent les interdits sur lesquels repose la vie sociale. Or l’intelligence humaine représente une menace continuelle à l’encontre de ces fabulations religieuses. Elle a en ce sens un pouvoir « dissolvant » qui redonne sens à l’énigme de la destinée humaine… Par conséquent, le conflit entre cette religion statique et l’intelligence est fatal. Comme Socrate face à ses juges, l’intelligence se trouve condamnée à l’exil ou à la mort. Elle est en tout cas expulsée hors de la cité. En d’autres termes, son « droit de cité » lui est dénié : ainsi en décide la loi de la cohésion.

Avant même que l’on en vienne à quelque action que ce soit de la part de cette religion statique et de ses représentants, il y a une violence qui s’exerce à l’encontre de l’homme et qui réside précisément dans ce déni adressé d’emblée à toute manifestation naturelle de l’intelligence. Nous disons «l’homme», mais il faudrait parler plutôt de l’enfant, car tout ou presque se joue au moment de l’éducation de l’enfant, quand germe chez lui la faculté critique et qu’il se met à poser des questions autour de lui. Le choix de société devant lequel nous nous trouvons se détermine essentiellement en fonction de cette question de savoir selon quelle attitude nous répondons à l’enfant qui s’interroge : par l’accueil de son intelligence ou par la censure !

L’erreur, ici, serait pourtant de s’imaginer que la religion statique est toute la religion, ou que la religion est nécessairement statique, alors qu’elle peut aussi être « dynamique». Erreur qui est un péché contre l’intelligence qu’on est censé défendre, et erreur dans le sens tactique où celui qui cherche à lutter contre une volonté de bannissement par une autre volonté de bannissement perd ipso facto toute l’autorité dont il pourrait se prévaloir. Lui aussi est dans la violence, et celui qui use de violence perd le privilège de pouvoir invoquer le droit en sa faveur !

Pour Bergson, la religion dynamique ne se situe pas sur l’autre rive par rapport à l’intelligence humaine : elle est au contraire à sa source, en tant qu’émotion fondamentale par quoi l’homme s’éprouve comme faisant un avec le monde. Avec le monde, non pas comme cet objet qui se donne à connaître seulement pour l’intellect, mais comme ce monde qui est en acte de création à chaque instant et dont l’homme participe à l’effort par son propre élan spirituel…

La «participation» au mouvement de création du monde relève d’une forme supérieure de la connaissance. Confondre religion statique et religion dynamique n’est donc pas seulement un péché contre l’intelligence (au sens où l’on parle de péché contre le bon goût), c’est aussi une forme d’hostilité contre l’intelligence parce que, pour Bergson en tout cas, la «religion dynamique» est elle-même la forme accomplie, à la fois la plus difficile et la plus festive, de l’intelligence…

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