Le Zim, nobélisé

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Alger-centre, deuxième moitié des années 1970, un lundi après-midi. Sur le trottoir, des paquets humains qui s’étirent sur une longue file d’attente. La police militaire, casques et godillots blancs, matraque bien en vue, est présente en force pour canaliser les impatients, prévenir les toujours possibles débordements, calmer les inévitables bagarreurs, castagner les habituels resquilleurs et faire la chasse aux revendeurs de tickets au marché noir. La jeunesse algéroise, essentiellement mâle, jeans Sonitex effilés ou pat’def en velours, ne veut pas rater le film. Cela fait des semaines qu’elle l’attend, nourrie d’abord par la rumeur puis par quelques images du « lancement ».

Le film? C’est Pat Garrett and Billy the Kid. Un western de Sam Peckinpah avec James Coburn et Kris Kristofferson. A dire vrai, tout ce beau monde se fiche pas mal des acteurs et du réalisateur. Il pousse et attend parce que la bande-son est signée par Robert Allen Zimmerman plus connu sous le nom de Bob Dylan (lequel a aussi un rôle mais, de cela, ils s’en moquent aussi). Avec quelques camarades collégiens, nous faisons profil bas. On ne sait jamais, un « pième » pourrait avoir l’idée de nous chasser de la queue au prétexte que nous sommes trop jeunes – cela m’est arrivé pour Don Angelo est mort avec Anthony Quinn. Mais tout se passe bien, nous entrons enfin dans la salle. Je vais pouvoir écouter « Knockin' on Heaven's Door », cette chanson qui passe souvent sur les ondes de la Chaîne III et dont je ne comprends guère le sens.

Quand on me parle aujourd’hui de Bob Dylan, j’évoque souvent cet épisode. Je le fais pour dire à quel point une partie de la jeunesse algérienne des années 1970 s’est identifiée à l’icône du « protest song » et de la Beat génération. A quel point elle était connectée malgré l’isolement relatif du pays. A l’époque, pas d’internet (et de youtube), pas d’antennes paraboliques, peu de disquaires, pas de Rock and Folk ou de Rolling Stone dans les kiosques ou même sous le comptoir du libraire et, enfin et en surprime, pas de liberté de circuler car obligation d’obtenir une autorisation de sortie pour quitter le pays. « Knockin’ on Heaven’s Door », je n’en ai compris le sens que quelques années plus tard grâce à un petit livret, perdu depuis car prêté et jamais rendu. Il contenait une vingtaine de titres du « Zim » - c’est ainsi que ses fans absolus aiment à l’appeler, histoire de bien se démarquer du reste des écoutants – en version bilingue anglais et français.

Une chanson en anglais est toujours appréhendée de manière étrange en milieu non-anglophone. Quel que soit le chanteur, le sens du texte ne s’impose jamais de manière immédiate. On s’intéresse d’abord à la musique, au rythme, aux arrangements, aux solos de guitares ou à la performance de tel ou tel instrument. Les paroles, elles, se mémorisent par l’écoute mais elles ne livrent pas toujours leur secret. Ce n’est que lorsqu’on arrive à un niveau appréciable de maîtrise de la langue de Shakespeare que la mécanique s’inverse ou, plutôt, s’équilibre. Les paroles, leurs multiples sens, prennent alors de l’importance. Grâce soit donc rendue au web qui, en quelques clics, offre l’accès gratuit aux lyrics et à leurs interprétations diverses.

Bien entendu, cela peut être une bouillie infâme ou bien encore quelques gentillets sonnets (comme les premières chansons des Beatles qui sont d’une totale indigence). Mais cela n’est pas le cas de Bob Dylan qui vient de recevoir, à la surprise générale, le Prix Nobel de Littérature (son nom n’est jamais apparu dans la liste des possibles lauréats). Il est évident que l’Académie Nobel a frappé un grand coup et qu’elle a dérouté nombre d’amoureux de la littérature. L’affaire est clivante, les positions des pros et des anti sont figées et la controverse va durer.

Pour ma part, cette distinction me ravit. Pourtant, je ne suis pas un Dylanolâtre. Il fait certes partie de mon top-ten mais, à choisir, je préfère de loin écouter du Bruce Springsteen ou du Marck Knopfler à défaut de m’échapper avec un bon vieux morceau du Floyd. Par contre, et c’est peut-être ce qui échappe aux contempteurs de ce prix, quand il s’agit de « lirécouter », autrement dit d’accorder une attention égale aux textes et à la musique, Dylan n’a pas (ou presque) de rival.

Avec lui, on entre dans un monde particulier de poésies, de ballades imagées, de phrases à ricochets, de fenêtres entrouvertes sur de multiples sensations. Ce n’est peut-être pas la définition exacte de ce que l’on appelle littérature avec une lettre capitale mais cela y ressemble un peu. Un exemple ? La « Ballad of a Thin Man » est un texte captivant, sombre et inquiétant. Son sens nourrit depuis des décennies de multiples supputations et des débats sans fin. C’est à la fois un instantané et une histoire à tiroirs et même le scénario de ce qui pourrait être un court métrage.

Certaines chansons de Dylan s’écoutent d’ailleurs comme on lirait une nouvelle ou un récit (idem pour Georges Brassens mais, hélas pour lui, il chantait en français, langue bien moins impériale que sa rivale yankee…). Cela vaut par exemple pour « Sara », ode à une épouse bientôt quittée et pour qui avait été écrit « Sad eyed Lady of the Lowlands ». Cela s’applique aussi au fameux « Hurricane », chant dédié au boxeur Rubin Carter accusé à tort d’un triple homicide et dont l’adolescent que je fus a longtemps cru qu’il racontait l’histoire d’un ouragan voire d’un avion de la Royal Air Force…

Mais il y a surtout et avant tout la poésie propre à Dylan. « Lily, Rosemary and The Jack of Hearts », « Shelter from the Storm » et le cultissime « Desolation Row » : toutes les influences de Dylan sont présentes : Walt Whitman, Yeats, Shakespeare mais aussi, et c’est rarement relevé, Khalil Gibran.

Mis bouts à bouts, la plupart des textes de Dylan s’enchaînent par une cohérence poétique évidente, y compris quand il s’aventure sur le terrain du religieux (bifurcation, certes temporaire, mais jamais admise par les « critiques » français pour qui une rock-folk-star ne saurait se perdre en bondieuseries…). A dire vrai, ces écrits n’ont finalement nul besoin de musique pour être appréciés.

Certes, l’oreille risque de réclamer son dû mais on peut tenter l’expérience. Prendre une chanson au hasard. La lire d’abord, l’étudier, la ré-imaginer. Attendre un peu et enfin l’écouter. Double enchantement garanti. Bob Dylan a créé un genre littéraire que l’on a encore du mal à définir mais qui paraitra évident dans quelques décennies. En faisant cela, il a ouvert la voie à des auteurs aussi doués comme Leonard Cohen ou Patti Smith. C’est peut-être cela qui vaut bien un Nobel.



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