Civilisation du flux

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Parti à la recherche d’une repousse de châtaignier bien droite pour servir de tuteur à une branche de sapin, j’emprunte le chemin qui longe mon courtil. Avant de se perdre dans le petit bois qui descend jusqu’au fond de la vallée, il est traversé de part en part par un modeste ru jailli de sous un mégalithe de granit oublié au milieu de la colline depuis des millénaires par quelque facétieuse divinité agreste.

Comme d’habitude, les sécheresses de l’été lui ont été presque fatales mais les pluies de novembre lui redonnent pleine vigueur et il s’accorde, bravache, des allures de torrent de montagne. Alors que j’admire cette eau échevelée et drue, auréolée d’une myriade de fines gouttelettes multicolores qui court sans cesse renouvelée et pourtant toujours identique, je revois ces promeneurs que l’on distingue parfois observant depuis un pont franchissant l’autoroute le flot ininterrompu des véhicules s’enfuyant sous leurs pieds.

Des voitures rouges, bleues, noires, grises transportant probablement des passagers impatients de parvenir à destination. À quoi pensent-ils ou à qui ? À ceux qu’ils ont quittés ? À ceux qui les attendent ? Seront-ils plus heureux à leur arrivée ? Et ces camions venus de nulle part et charroyant leurs marchandises vers des destinations inconnues ! Des caisses remplies de milliers d’objets improbables, des jouets pour enfants, des pianos de concert, des briques et du ciment pour la construction de maisons pour sans abri. À moins qu’ils ne soient remplis de denrées périssables comme des légumes bios, des quartiers de bœuf surgelés pour citadins affamés, des conserves à date limite, des boissons énergisantes saturées d’additifs plus ou moins toxiques !

Longeant cet interminable ruban d’asphalte court la saignée d’une voie de chemin de fer. Les trains y défilent à grande vitesse, comme s’ils voulaient effacer définitivement les paysages qu’ils transpercent sans les voir. Toujours plus vite. Toujours plus loin. Indifférents à tout ce qui les entoure, leurs "usagers" sont de plus en plus rarement plongés dans la lecture d’un livre. Ceux qui ne rêvent pas à quelque hasard enchanté sont bien plutôt rivés à leur téléphone ou à leur tablette.

Ils discourent sans fin avec des proches dans l’apparence d’une proximité de bon aloi ou avec des inconnus du bout du monde dans l’illusion d’un voisinage pourtant bien fictif. Et les mots et les images bondissent, irréels, chimériques, aléatoires. Comme si l’important n’était pas tant d’accoster au port pour admirer le coucher de soleil sur la mer ou d’embrasser un amour, une mère ou un fils que de courir encore et de courir toujours !

Éternel migrant à travers la planète depuis des millénaires, l’homme s’était cru arrivé enfin chez lui avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage. À la fois possédant et possédé par sa terre, sa vallée, ses Monts, il naissait et mourait quelque part. Il laissait un héritage par lequel il survivrait encore. Mais la terre, lourde et grasse, collait à ses pas.

Un jour, las de sa misérable vie de paysan, il tapa ses souliers l’un contre l’autre pour s’en libérer et rejoignit la ville, son confort et ses lumières. L’ennui le rattrapa bientôt. Il voulut retrouver le monde et ses espaces infinis. Il voulut redevenir le nomade de jadis dans l’espoir peut-être de recouvrer une liberté jamais totalement oubliée. Il n’aura créé qu’une civilisation du mouvement où le temps se dilue dans les mirages de la vitesse.

Une civilisation du flux perpétuel. Une civilisation qui s’accompagne, paradoxalement ?, de l’obésité du voyageur immobile qu’il est devenu et qui l’emprisonne désormais. Ce qui laisse bien des choses à penser.

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