La fracture entre le politiquement correct français et le monde musulman

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La fracture entre le politiquement correct français et le monde musulman tel qu’il est aujourd’hui (et non tel que le rêvent les Occidentaux) n’a jamais été aussi profonde. Le vainqueur de la primaire de la droite, avec la caution entière du plus médiatisé de mes collègues universitaires, entend désormais criminaliser en France non pas seulement les salafis mais… l’UOIF et, dans le dossier syrien, non pas seulement les djihadistes mais plus largement les Frères musulmans voire les … sunnites, érigés indistinctement en une “menace pour les chrétiens d’Orient”. Pour ne rien dire de l’extrême droite, la gauche, de Manuel Valls à Jean Luc Mélenchon, est très pitoyablement sur la même posture.

Le terme d’islam politique, ou d’islamisme, n’est plus vraiment fonctionnel puisqu’il englobe des formations aussi différentes que celles de Rached Ghannouchi et de… Aboubakr al-Baghdadi. C’est en ce sens que, dans le paysage du lendemain des printemps arabes, j’évoque l’ “omniprésente diversité” de cet islamisme.

Ce courant n’a jamais été réductible à une idéologie politique aux contours définis et figés. Il s’est depuis toujours apparenté en réalité à un processus complexe de reconnexion entre les référents de la culture religieuse et le terroir de fabrication de la quasi-totalité des idéologies politiques. Ses frontières ne sont tracées aujourd’hui en miroir que par celles des formations “éradicatrices”, c’est-à-dire explicitement et principalement “anti-islamistes”.

Or, la capacité de mobilisation de ces formations est extrêmement limitée. En Tunisie, elles ont échoué à mobiliser au-delà d’une toute petite frange dont l’ancrage est hors de proportion avec la couverture médiatique qu’elle reçoit au nord de la Méditerranée. Au Moyen Orient, cette polarisation autour de la « laïcité » a encore moins de réalité.

Se risquerait-on à expliquer les clivages qui déchirent la société yéménite ou la société irakienne en termes “d’islamistes” vs “anti-islamistes” ? Les affrontements s'expriment en réalité au sein du champ islamiste, dans la confrontation sectaire chiites-sunnites certes, mais pas seulement. Cet état de fait ne préjuge pas bien sûr de tendances à venir. Le prisme de la dynamique de “réislamisation” ne demeurera pas éternellement fonctionnel ; mais pour l’heure, les clivages les plus mobilisateurs s’y inscrivent encore majoritairement.

J’ai, à tort ou à raison, la conviction que je suis sorti plus vite que bon nombre de mes collègues ou amis marxistes de la posture réactive “anti-religieuse” qui leur interdisait de comprendre que la référence islamique puisse jouer aujourd’hui dans le monde musulman un rôle différent, moins strictement réactionnaire, que celui qu’a joué son équivalente chrétienne dans l’univers politique des constructions nationales et démocratiques européennes.

Davantage que comme un obstacle au progrès social et politique (comme elle l’a été particulièrement en France, mais aussi, par exemple, en Espagne), la politisation de la religion dans le monde musulman agit comme un marqueur identitaire d’affirmation face à l’hégémonie de l’Occident. C’est là qu’à mes yeux se situe le cœur de l’incapacité des forces de gauche, à de rares exceptions près, à interagir intelligemment avec les dynamiques en cours au sud de la Méditerranée.

Je ne rejette pas globalement la thèse de l’islamisation de la radicalité. Elle a pour vertu de contrer les raccourcis abrupts de celle du “gène islamique de la radicalisation” qui établit une corrélation structurelle entre l’Islam et la violence. Et elle permet ainsi d’alléger la suspicion généralisée que supporte la “communauté” musulmane dont ces jeunes sont issus.

Mais si on accorde aux dimensions psycho-sociales du phénomène djihadiste une portée analytique supérieure à celle de simples facteurs adjuvants, le “prix” de cette thèse apparaît comme extrêmement élevé. Roy (qui porte aujourd’hui médiatiquement cette thèse) en arrive en effet à nier toute relation, toute filiation, entre ces jeunes et leur milieu. Il dénie à Kouachi ou Coulibally toute conscience politique, voire toute conscience tout court, et j’ai sur ce terrain le plus grand mal à le suivre !

La révolte de ces djihadistes est supposée ainsi n’avoir aucun rapport avec les tensions qui traversent les relations du monde occidental avec le monde musulman. Contre toute évidence, les révoltés deviennent des invertébrés politiques qui ne subissent aucun rapport de domination, ne sont nullement touchés par les problèmes passés et présents du monde musulman. « La colonisation ? Ils ne l’ont pas connue !» « Le conflit israélo-arabe ? Il n’a rien à voir !”. “Nos bombes sur la Syrie ? Aucun lien avec les leurs!” C’est d’une exceptionnelle fragilité.

En fait, les approches du djihadisme qui ignorent les effets multiples et complexes de la persistance des rapports de domination Nord-Sud nous entraînent vers de redoutables impasses. Celles-ci sont d’ordre méthodologique mais également tactique, dans la mesure où elles biaisent terriblement l’efficacité des réponses que l’on peut apporter à ce phénomène djihadiste, les privant de toute assise appropriée.

Malheureusement, non, je n’ai pas le sentiment que cette lecture, si indispensable soit-elle, marque des points dans la classe politique française. Ni ses cris d’orfraie face à la crise des migrants, ni ses surenchères démagogiques dans le débat sur l’altérité musulmane ne m’incitent à le penser. Mais je ne demande bien sûr qu’à lire les contre- exemples qui me démontreraient que mon pessimisme actuel n’est pas fondé.

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