Au-delà des approches juridiques et philosophiques, cet article a pour objectif de poser les jalons d’une analyse sociologique de la binationalité, en s’intéressant plus particulièrement à ses usages publics. À partir d’une observation empirique conduite auprès de Franco-Tunisiens engagés sur les scènes publiques de l’Hexagone (la France) et du pays d’origine (la Tunisie), il tend à montrer l’émergence d’un nouveau rapport individuel et collectif à la binationalité qui n’est plus simplement contraint et subi mais aussi choisi et négocié. Une telle évolution oblige également les États à prendre en compte les aspirations pluralistes des binationaux et à réviser en profondeur leurs politique d’allégeance.
« Les nations et les droits dont elles se sont pourvus en matière de nationalité n’aiment pas les conflits de nationalités. Toutes et tous travaillent à les prévenir ; toutes et tous aimeraient une appartenance nationale exclusive de toute autre forme d’allégeance à quelque autre puissance, même quand celle-ci n’est pas, à proprement parler, politique »1.
La binationalité en procès ici et là-bas
Plus de cinquante ans après les indépendances maghrébines, qui aurait cru que la binationalité redevienne un objet de controverse publique sur les deux rives de la Méditerranée, soulevant émotions et passions, non seulement chez les leaders d’opinion (politiques, médias et intellectuels) mais aussi chez les citoyens ordinaires ?
Du côté des sociétés d’origine, le nationalisme exclusif des nouveaux États a progressivement cédé la place, au seuil des années 1990, à un « réalisme sociologique », les conduisant à reconnaître du bout des lèvres la binationalité des émigrés et de leurs enfants2. Or, depuis quelques années, nous observons un certain reflux, marqué par le retour en force d’une idéologie conservatrice dans l’espace public qui les incite à adopter des mesures de plus en plus restrictives cherchant à limiter la présence des binationaux dans les institutions d’État et les mandats électifs. Sans retomber dans le « nationalisme sans concession » des premières années de l’indépendance, les sociétés du Maghreb connaissent la montée de tendances puristes, voire xénophobes, mettant en doute la sincérité de l’adhésion des binationaux à la nation d’origine. Les récentes polémiques autour des articles 51 et 73 du projet de révision constitutionnelle en Algérie3 ou de l’article 74 de la nouvelle constitution tunisienne4 ont été fortement médiatisées sur les deux rives de la Méditerranée. Ces « crispations constitutionnelles » cachent, en réalité, de véritables résistances politiques, sociétales et culturelles face à l’engagement de plus en plus visibles des binationaux dans les différentes sphères sociales du pays d’origine, ces derniers étant parfois considérés comme les « enfants illégitimes » de la mère-patrie5.
Du côté de la société française, la publicisation polémique du débat sur la binationalité s’est produite dans le contexte fortement anxiogène de la recherche effrénée de réponses sécuritaires et judiciaires aux attentats djihadistes de janvier et novembre 2015. Les binationaux sont devenus malgré eux – on pourrait presque les qualifier de « malgré nous »6 - l’objet de surenchères nationalistes, favorisant un climat général de suspicion à leur égard, leur binationalité étant de plus en plus perçue comme un « facteur à risque ».
Le projet de révision de la Constitution7 visant à déchoir de la nationalité française les personnes impliquées dans des actes de terrorisme a été perçue par nombre de Franco-maghrébins comme une mise en accusation de leur binationalité : « Car, c’est bien là le problème fondamental : il s’agit désormais d’ôter la nationalité à des Français de naissance, en les refoulant dans une nationalité d’origine qu’ils n’ont guère eu l’occasion de pratiquer. Une telle mesure induit implicitement l’idée qu’ils ne sont pas vraiment français ou, pire encore, que leur origine étrangère (algérienne, marocaine, tunisienne, turque, etc.) expliquerait leurs trajectoires criminelles et terroristes. En somme, le fond du débat ne porte pas tant sur le bienfondé de la décision de déchoir ceux qui commettent des actes terroristes […] que de tracer une distinction imaginaire entre ‘Français de naissance’ issus de familles immigrées et ‘Français de naissance’ issus de familles françaises dites ‘de souche’ »8.
En somme, tantôt stigmatisée comme preuve d’un déficit de loyauté, tantôt valorisée comme vecteur d’enrichissement entre les pays d’origine et les sociétés d’accueil, la binationalité laisse rarement les acteurs sociaux indifférents, faisant l’objet de toutes sortes d’appropriation et d’instrumentalisation politiques, symboliques, géopolitiques, voire mercantiles. Ce n’est pas un hasard si le thème de la binationalité prend place désormais au cœur du débat public ici et là-bas, symptomatique de nos attentes, de nos angoisses et de nos peurs quant à notre destin collectif. Des deux côtés de la Méditerranée, la binationalité fait problème, dans la mesure où elle interroge sur un mode dialectique les valeurs centrales de cohésion de la société et les principes unificateurs de la nation : qu’est-ce qu’être Algérien, Marocain, Tunisien ou Français, à l’aube de ce XXIe siècle ?
Dans ce bouillonnement des rhétoriques identitaires et des replis anxiogènes9, il y a pourtant un grand absent10 : les binationaux eux-mêmes. Ils sont parlés plus qu’ils ne parlent, davantage sujets qu’acteurs du débat public. Jusqu’à une époque récente, il était rare de voir des associations ou des groupes de pression de binationaux faire valoir leurs intérêts et leurs revendications sur les scènes publiques des sociétés d’origine et d’accueil.
De même, les États du Maghreb persistaient à les qualifier de « résidants à l’étranger », ignorant délibérément le fait binational11. Tels des fantômes hybrides ou des zombies multiculturels, les binationaux étaient condamnées à errer entre les deux rives : leur parole publique se réduisait généralement à répondre aux préjugés sur leur prétendu « malaise identitaire » ou leur « double culture » (perçue trop souvent comme une « double inculture ») ou, plus concrètement, à participer passivement à des formes de représentation purement symboliques dans les parlements nationaux ou au sein d’instances administratives sans réel pouvoir de décision. Les politiques d’allégeance pratiquées par les États apparaissaient davantage comme des machines à nier et à broyer leur « binationalité », plus qu’à la mettre en valeur, comme s’il s’agissait d’une « scorie de l’Histoire » à cacher ou à éliminer.
Toutefois, ce tableau pessimiste sur la « position » des binationaux réduits à l’état d’ombres désincarnées planant sur la Méditerranée nous paraît à la fois caricatural et daté. Car, appréhendés sur le long terme, les attitudes et les comportements des binationaux ne se sont jamais cantonnés à la précarité identitaire et au silence total. Plus encore, au bénéfice des vagues protestataires et des mobilisations sociales qui ont traversé récemment les États d’origine et la société d’accueil (2010-2015), les binationaux se sont affirmés comme des acteurs visibles et majeurs des scènes publiques.
Au-delà des discours normatifs et des postures politiques, idéologiques et/ou philosophiques, l’objectif de cet article est d’analyser les usages publics concrets de la binationalité, en axant le regard sur le cas des Franco-Tunisiens. Outre une approche sur le temps long, il s’agit également de réfléchir sur l’hypothèse d’un « effet révolution » sur les positionnements et les stratégies déployés par les binationaux dans l’espace public de l’Hexagone comme dans celui de l’État et/ou la région d’origine12. En ce sens, l’événement « révolution tunisienne » doit être moins traité comme producteur d’un nouveau rapport à la binationalité que comme un révélateur d’attitudes, de comportements et de représentations inscrits plus profondément dans les trajectoires individuelles et collectives des binationaux. Pour autant, on ne peut nier complètement le fait que la situation révolutionnaire et transitionnelle, que connaît la Tunisie depuis l’hiver 2010, a aussi ouvert aux binationaux de nouveaux horizons d’action et de représentation qui nous tenterons d’analyser.
Cette contribution se fonde, d’une part, sur des matériaux d’enquêtes recueillis sur une longue période à partir de nos différents terrains en milieux franco-tunisiens (associations, collectifs, partis politiques en exil, mouvements de solidarité, etc.), et sur des données plus récentes récoltées lors de notre observation participante dans les mobilisations des binationaux durant la séquence révolutionnaire et transitionnelle (décembre 2010-juillet 2013). Pour éviter toute confusion ou mésinterprétation, nous partirons d’une définition extensive de la binationalité (le fait de jouir contemporainement de deux nationalités attesté par la possession simultanée de deux passeports et/ou cartes d’identité)13, avant de nous intéresser aux modalités pratiques et différenciées de son exercice qui, comme nous le verrons, dépendent à la fois des contextes socioculturels d’énonciation et d’action, la binationalité étant moins un héritage qu’une construction en perpétuel mouvement.
Émulation patriotique et mouvements protestataires : le « réveil politique » des binationaux
Des travaux de recherche récents tendent à montrer que les mouvements protestataires de l’hiver 2010-2011 déclenchés dans les sociétés d’origine (Algérie14, Maroc15 et surtout Tunisie16) ont produit chez les binationaux résidant dans l’Hexagone des logiques inédites de mobilisation sociale et politique.
Si en apparence, rien de commun ne semblait réunir ces différentes catégories d’acteurs protestataires aux statuts sociaux hétérogènes (binationaux issus de l’immigration économique, binationaux issus de l’immigration étudiante, primo-migrants, membres de l’intelligentsia franco-maghrébine, réfugiés politiques, etc.), il s’est dégagé une volonté forte de participer aux « bouleversements sociopolitiques » des pays d’origine, avec le sentiment de devoir jouer un rôle à la fois individuel et collectif. Pour cette raison, nous parlerons de « mobilisations improbables »17, motivées par des événements, certes, exceptionnels (la chute des présidents Ben Ali et Moubarak), mais, porteurs de significations durables.
1. Des mobilisations binationales unitaires mais révélatrices de profonds clivages socioculturels et politiques
En France, les manifestations de solidarité avec les mouvements protestataires tunisiens (Sidi Bouzid, Kasserine et Thala) ont débuté dès la mi-décembre 2010 (suicide par immolation de Mohamed Bouazizi), se sont poursuivies après la chute du régime de Ben Ali, avec pour point culminant les manifestations de rue du 15 janvier 2011, c’est-à-dire juste le lendemain de la fuite du dictateur déchu en Arabie Saoudite.
Toutefois, dès 2008, des manifestations très localisées avaient été organisées dans la ville de Nantes (présence d’une forte communauté tunisienne originaire de la région de Redeyef), exprimant leur solidarité avec le mouvement contestataire du bassin minier de Gafsa, anticipant en quelque sorte les mobilisations futures18. Une observation sociologique des mouvements tunisiens en 2011 dans l’Hexagone - notamment dans les trois grandes métropoles : Paris, Lyon et Marseille - révèle des mobilisations relativement inédites du point de vue de la composition sociale, générationnelle, de genre, régionale et politique : tous les classes d’âge, les milieux socioprofessionnels (étudiants, commerçants, ouvriers, professions libérales, intellectuels, etc.), les origines ethno-régionales (Tunisois, Sahéliens, Jerbiens, Fréchiches, Gafsiens, Nordistes, etc.) et les affiliations philosophico-politiques (laïques, islamistes, gauchistes, nationalistes arabes, féministes, apolitiques,…) ont manifesté pour la première fois en rangs serrés pour exprimer leur joie de la chute de la dictature et leur refus d’un retour à l’autoritarisme.
Dans les premières semaines qui ont suivi le départ forcé du président Ben Ali prévalait un climat à la fois patriotique et unanimiste, les participants manifestant souvent autour du drapeau tunisien (le croissant et l’étoile sur fond rouge), entonnant l’hymne national (Humat al-Hima : « Ô Défenseurs de la Nation ! Donnons ses lettres de gloire à notre temps ! Dans nos veines, le sang a tonné : Mourons, Mourons pour que vive la Patrie ! »), et scandant des slogans en faveur de la démocratie (« Liberté et dignité »).
À l’emblème national tunisien se mêlaient généralement des drapeaux français, des drapeaux rouges ou des emblèmes d’autres pays arabo-maghrébins (majoritairement algérien, marocain, égyptien et amazigh19). Il est intéressant de noter que les organisateurs de ces manifestations, généralement des binationaux (étudiants ou enfants issus de l’immigration économique), ont choisi comme lieux de rassemblement des endroits emblématiques des grandes causes de démocratie française, comme par exemple la place de la République ou la place du Châtelet à Paris, la place Bellecour à Lyon ou la place des « Mobiles » sur la Canebière à Marseille, qui accueillent habituellement les grandes manifestations populaires (associatives, partisanes ou syndicales). De même, ces mobilisations anti-dictature et pour la défense de la démocratie ont toujours été organisées en partenariat avec des partis politiques, des organisations des droits de l’Homme et des syndicats français, traduisant le double ancrage sociopolitique des binationaux ici et là-bas, reflétant leur volonté de faire de leur lutte contre l’autoritarisme un enjeu qui ne soit pas exclusivement nationaliste mais aussi à portée universaliste.
Il convient cependant de ne pas trop idéaliser ces mobilisations démocratiques animées par les binationaux, en versant facilement dans une représentation romantique du « peuple uni » contre la dictature. D’une part, parce que le climat unanimiste des premiers temps des mobilisations s’est vite estompé au fil du temps, faisant rejaillir les clivages sociopolitiques (islamistes/sécularistes, démocrates/nationalistes, néo-marxistes/libéraux, etc.), socioéconomiques (immigration de travailleurs/enfants d’immigrés/migrants étudiants et intellectuels), régionalistes (capitale, Sahel/régions de l’intérieur), voire éthico-religieux (modernistes/traditionnalistes) ont fini par reprendre le dessus sur les tendances unitaires.
D’autre part, parce que les espoirs de changements politiques ouverts par la révolution tunisienne ont été confrontés très rapidement au « principe de réalité » de la transition politique, le consensus du départ s’effritant progressivement. Mais de tous les clivages entre binationaux, c’est sans doute celui opposant les enfants de l’immigration économique aux migrants issus de la diaspora universitaire qui a été le plus saillant, au point de devenir un facteur de division et d’éclatement du mouvement.
La binationalité communément partagée par les uns et par les autres va devenir au fil du temps un vecteur de surenchère nationaliste : les binationaux issus de l’immigration intellectuelle et universitaire accusant les enfants de l’immigration économique d’être de « mauvais Tunisiens », en raison d’un supposé déficit de maitrise de l’arabe littéraire et dialectal, et de leur inexpérience dans la société d’origine, tandis que les seconds traitent les anciens étudiants de « blédards » peu familiers de la « chose démocratique » et des arcanes de la société française20. La « fracture linguistique »21 au sein de la communauté des binationaux résidant en France se transforme rapidement en fracture culturelle et politique, et les arguments nationalistes sont à la fois instrumentalisés et retournés pour discréditer les « concurrents ». Toutefois, ces clivages n’empêchent pas de nombreuses rencontres inédites et la mise en œuvre de projets communs, où la référence binationale se trouve valorisée et revendiquée publiquement. De ce point de vue, la binationalité, au-delà des vécus disparates et des réalités sociales hétérogènes à laquelle elle renvoie, a été un vecteur de politisation pour de nombreux binationaux qui, jusqu’à très récemment, étaient restés à la marge des enjeux politiques du pays d’origine.
2. Sortir de l’ombre : la binationalité, une ressource valorisée et revendiquée publiquement
Au regard des mobilisations observées dans l’espace public, il est clair que l’événement « Révolution » a produit un « effet accélérateur » de la politisation chez de nombreux individus issus de la diaspora tunisienne. À la veille du 14 janvier 2011, la très grande majorité des Franco-Tunisiens résidant dans l’Hexagone n’entretenaient qu’un rapport très distant avec la vie publique de l’État d’origine.
Ils s’intéressaient parfois à l’histoire et à l’actualité politique du pays de leurs ancêtres mais sans vraiment s’y investir concrètement. Leur relation à la « politique au bled » se limitait généralement aux représentations médiatiques et aux anecdotes rapportées par les membres de la famille restés au pays d’origine. Seule la « cause palestinienne » semblait faire exception à la règle, puisqu’elle parvenait encore à mobiliser les « enfants de la diaspora »22 : l’engagement pour la Palestine venait compenser en quelque sorte leur absence d’engagement pour les autres « causes arabes ».
Rares étaient ceux qui développaient véritablement une activité militante régulière en direction du pays d’origine, parce ça ne les intéressait pas (phénomène de distanciation existentielle) mais aussi par peur des représailles policières sur la famille proche vivant en Tunisie. Il est vrai que des régimes comme la Tunisie de Ben Ali, la Libye de Kadhafi ou la Syrie d’al-Assad conduisaient à l’égard de leur diaspora en Europe une politique d’encadrement à la fois culturelle et sécuritaire (présence de la police politique, les mukhabarat, opérant dans les communautés émigrées), dissuadant les migrants et leurs enfants de s’engager politiquement, surtout dans les mouvements d’opposition. Or, le « printemps arabe » a produit sur les membres des nouvelles générations tunisiennes en Europe un effet de conscientisation et de désinhibition qui s’est traduit par un désir individuel et collectif de « passage au politique » : présence dans les manifestations de rue en soutien au processus démocratique, création d’organisations binationales pour venir en aide aux populations du pays d’origine, participation aux différentes échéances électorales23, voire volonté d’exercer un mandat politique dans les nouvelles institutions représentatives de l’État tunisien (Comité de Protection de la Révolution, Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution dite « Instance Ben Achour », Assemblée nationale constituante, etc.).
Rien que pour la seule « communauté tunisienne » en Europe, nous avons pu recenser, après le 14 janvier 2011 (date du départ de Ben Ali), la création d’une centaine d’associations, d’ONG, de forums, de collectifs et de sites Internet traitant de la question de la participation directe des binationaux au processus de transition politique et économique dans le pays d’origine24. D’ailleurs aux premières élections libres en Tunisie, le 23 octobre 2011, une vingtaine de binationaux ont été élus au sein du nouveau Parlement25.
Mais le fait le plus significatif est que les binationaux, qui n’avaient pas toujours vécu d’expériences militantes avant les révolutions arabes de 2011, se sont rapidement politisés et socialisés aux enjeux de pouvoir dans la société d’immigration comme dans l’État d’origine. Sur ce plan, l’on peut conclure que l’événement « révolution(s) arabe(s) » a été à la fois un révélateur et un accélérateur de politisation « ici et là-bas ». Il a contribué à révéler une « nouvelle génération politique de binationaux », comme le relève Mohsen Dridi : « La révolution de 2010-2011 a été un formidable déclencheur d’une prise de conscience et un élan de solidarité des Tunisien-nes à l’étranger permettant une dynamisation sans précédent de la vie associative en France et ailleurs. Des dizaines voire des centaines d’associations se sont ainsi constituées dans les différents pays où résident les Tunisien-nes »26. Il s’agit, certes, d’un phénomène minoritaire qui ne concerne que quelques milliers d’activistes et de militants sur près d’environ un demi-million de binationaux27, mais dont la visibilité dans l’espace public est loin d’être négligeable, relançant ainsi un mouvement associatif franco-maghrébin qui avait tendance à s’essouffler ces dix dernières années.
3. Du prisme franco-tunisien à l’arabité symbolique : le retour des « grandes causes arabes » chez les binationaux ?
Au-delà des enjeux franco-tunisiens stricto sensu, les mouvements protestataires de 2011 ont contribué à recréer au sein des milieux binationaux un « espace arabe du politique », traversé par des émotions, des débats contradictoires et des controverses publiques. Nous évoquions précédemment la montée en puissance de la « cause palestinienne » dans l’espace public français, portée entre autres par des binationaux (notamment la campagne BDS appelant au boycott des produits israéliens)28.
Mais, contrairement aux années 1960-1980, où les diasporas arabes étaient influencées par des puissants courants idéologiques qui structuraient leurs représentations, leurs actions et leurs mobilisations dans les sociétés d’immigration (nationalisme arabe, marxisme, tiers-mondisme, islamisme, etc.)29, les nouvelles générations de binationaux semblent davantage caractérisées par un rapport individualisé à la « chose politique », faisant leur choix personnel, en fonction des principes et des valeurs acquis au cours de leur socialisation dans la société d’accueil ou dans d’autres contextes socioculturels. Nous parlerons de phénomène de « nationalisme à la carte » ou d’« allégeance choisie », où les références nationales puisées dans les États d’immigration (France, Belgique, Grande-Bretagne, Allemagne, etc.) se combinent aux références à la « culture politique » des nations d’origine (Algérie, Maroc, Tunisie, etc.), mais aussi à des références plus globales aux grandes « causes arabo-musulmanes » du moment (la Palestine occupée, la Tchétchénie meurtrie, le sort des musulmans de Birmanie, le conflit en Syrie, la question des réfugiés arabes en Méditerranée, le problème djihadiste, etc.).
Nous avons pu ainsi observer l’engagement de nombreux Franco-Tunisiens dans les ONG humanitaires pour venir en aide aux Syriens fuyant le conflit, organisations qui sont généralement marquées par leur opposition au régime de Bachar al-Assad, tout en condamnent les opérations terroristes menées par les djihadistes (« Ni Bachar, ni Daesh, la Syrie vivra », peut-lire sur les pages Facebook de certains internautes binationaux). De même, la « question égyptienne » ne mobilise pas exclusivement des Egyptiens de France30 mais aussi des Franco-Algériens, des Franco-Marocains et des Franco-Tunisiens qui débattent régulièrement sur les réseaux sociaux de la dérive sécuritaire régime autoritaire du maréchal Sissi et sur ses effets de « contagion » possibles au reste du monde arabe31.
Sur tous ces sujets (l’avenir politique de l’Egypte, la Syrie, la Libye, etc.), les positions des acteurs binationaux vivant en Europe sont loin d’être convergentes et les débats sont souvent passionnels, comme par exemple sur le conflit syrien (pro et anti-régime), la « légitimité » du coup d’État militaire en Egypte ou la situation géopolitique en Libye. Ainsi, depuis les mouvements protestataires de 2011, la France est redevenue un lieu privilégié de débats où l’on cause ouvertement de la « politique arabe » et où les acteurs binationaux entendent participer pleinement à l’avenir politique de leurs États d’origine et à celui du monde arabe en général, sans pour autant renier leurs attaches nationales avec la société d’immigration qui constitue leur principale espace de vie et d’action.
Malgré ce processus d’individualisation de la relation à la nation d’origine (du « nationalisme total » des années 1960-1970 au « nationalisme à la carte » des années 2000), l’on ne peut passer sous silence la politique des États, dont les actions publiques à l’égard des binationaux continuent à peser sur leur destin collectif.
Suite (2ème Partie) …
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WILL Kymlicka, 2004, « Le mythe de la citoyenneté transnationale », Critique internationale, 2 n°23, p. 97-111.
Notes
1 SAYAD A., 1999, p. 349.
2 GEISSER V., KELFAOUI S., 2001, p. 27-35.
3 HEBBA S., 2016.
4 POUESSEL S., 2016.
5 SAYAD A., 2006, p. 13-44.
6 Formule employée pour désigner les Alsaciens-Mosellans engagés de force dans l’armée allemande entre 1940 et 1945 qui prend ici bien sûr à un tout autre sens.
7 WEIL P., 2015.
8 GEISSER V., 2015, p. 11.
9 BANCEL N., BLANCHARD P., BOUBEKEUR A., 2015.
10 SAYAD A., 1999.
11 Le Maroc jusqu’à une date récente a adopté la position la plus radicale sur ce sujet. On rappellera la déclaration publique du roi Hassan II en 1989 : « Je suis contre l'intégration, pour la simple raison que pour moi, il n'y pas des Marocains nés au Maroc, et des Marocains nés en France et élevés en France. Les deux sont électeurs éligibles. Et quand je dis aux Marocains "Marchez" [allusion à la "marche verte" au Sahara en 1975] et qu'ils ont marché, surtout quand je leur ai dit "Arrêtez-vous" et qu'ils se sont arrêtés…je suis contre l'intégration dans un sens ou dans l'autre », émission « L'Heure de Vérité », Antenne 2 (France 2), le 19 décembre 1989.
12 BEAUGRAND C., GEISSER V., 2014 a et b, p. 3-16.
13 LABAT S., 2012, p. 77-94.
14 HADJAB W., 2014.
15 BARRADA-BOUSTA H., 2012, p. 139-153.
16 LIMAM W., 2015. Sur le même sujet : GEISSER V., 2012, p. 155-178.
17 Sur la notion de « mobilisations improbables », COLLOVALD A., MATHIEU L, 2009, p. 119-143.
18 DUMONT A., 2011, p.47-66.
19 Notons que l’emblème amazigh est de plus en plus visible dans les manifestations publiques en France, révélateur d’une montée des revendications berbéristes au sein des populations héritières de l’immigration maghrébine qui ne sont pas incompatibles avec l’expression d’un fort sentiment national algérien, marocain ou tunisien.
20 SCHIFF C., 2016, 258 p.
21 POUESSEL S., 2014.
22 HECKER M., 2012.
23 JAULIN T., 2014.
24 Parmi les organisations de binationaux et de résidents tunisiens à l’étranger crées aux lendemains de la Révolution du 14 janvier, on peut citer entre autres: l’Union pour la Tunisie (UNIT, Paris), T2Rives (Paris), « Jasmin Tunisie : liberté et démocratie » (Toulouse), le Collectif rhônalpin pour la Liberté et la démocratie en Tunisie (Lyon), le Collectif de Solidarité active pour la Tunisie (COSA, Grenoble), « Tunisie Jasmin (Marseille), La Voix des Tunisiens en France (VTF, Nice), etc. Pour un recensement détaillé, cf. DRIDI M., 2013.
25 PEREZ D., 2014.
26 DRIDI M., 2013.
27 Il s’agit d’une estimation car il est difficile d’avoir des chiffres précis sur le nombre d’individus possédant à la fois un passeport tunisien et un passeport français (ou celui d’un autre pays européen), d’autant que de nombreux individus français issus des communautés juives tunisiennes sont aussi dans ce cas-là.
28 MAMARBACHI A., 2013.
29 BECHIR-AYARI M., 2009.
30 LAMBLIN C., 2014.
31 Veille Internet conduite par l’auteur de l’article depuis 2011 auprès de plus de 3000 profils de binationaux inscrits sur le réseau social Facebook.