Deux merles se chamaillent sur la pelouse pour la possession de quelques graines arrachées à la mangeoire. Du haut du châtaignier, une pie observe la scène avec gourmandise. Elle ne tarde pas à plonger d’un coup d’aile sur le champ de bataille. J’entends presque la saillie de l’un des protagonistes : c’est lui qu’a commencé, M’dame !
En vain. Les deux galopins se réfugient dans les noisetiers et la maîtresse s’envole avec son butin. La cour de récréation recouvre sa sérénité habituelle. Le spectacle n’est pas nouveau. Seules dans un vide sidéral qui n’existait pas encore, deux ou trois particules se querellaient déjà il y a 13,8 milliards d’années. On ne connaît pas l’objet du différend. L’une d’elles prenait-elle trop de place sur le canapé ? Avait-elle triché à la marelle ? Chantait-elle Vincent Delerm quand les autres préféraient Patrick Fiori ?
Nous ne le saurons peut-être jamais. Mais le fait est que, dans le feu de l’action, les donzelles déployèrent tant d’ardeur que la chaleur atteignit des sommets improbables et que la marmite explosa. Big bang ! Parurent alors les premiers atomes qui donneront peu à peu à notre univers la configuration que nous lui connaissons. Pourtant, selon des scientifiques de bonne réputation, notre existence ne tiendrait qu’à un fil fort ténu. En effet, ces deux ou trois premiers atomes furent inévitablement accompagnés de leur frère jumeau en antimatière.
À cet instant "T", les uns et les autres auraient donc dû s’annihiler. Or, il n’en fut rien et nous sommes là pour le prouver. Du moins en avons-nous l’impression. Pourquoi les lois de la physique ne furent-elles pas, ce jour-là, respectées ? Était-ce dû à quelque distorsion infinitésimale du temps qui commençait alors son décompte ? Était-ce dû à quelque aléa imprévisible dont la mécanique quantique possède le secret ? Était-ce dû à quelque main, divine ou non, qui en aurait décidé autrement ?
Les sourcils froncés et la craie à la main, les chercheurs cherchent sur leur tableau noir la solution de cette formidable équation aux innombrables inconnues. Quoi qu’il en soit, on peut d’ores et déjà déduire de l’aventure qu’un univers identique au nôtre mais constitué d’antimatière déroule probablement ses milliards de levers du jour et de couchers de soleil, ses lunes fantomatiques, ses concierges dans l’escalier et ses facteurs à bicyclette.
Se déploient alors devant l’imagination fascinée de vertigineuses perspectives. Ce monde parallèle ne pourrait-il pas servir de base arrière aux soucoupes volantes ? Pourrait-il être à la source de cet énigmatique hasard qui désigne les gagnants du loto ? Pourrait-il laisser passer par quelque faille spatio-temporelle invisible les chats noirs qui passent sous les échelles ?
Par ailleurs, des astronomes affirment avoir repéré dans l’espace des exoplanètes semblables à notre bonne vieille Terre. Les images qui nous en parviennent pourraient-elles n’être en définitive que notre propre reflet en antimatière ? À moins qu’il n’y ait, depuis le début, erreur dans la distribution des rôles et que nous ne soyons nous-mêmes que l’antimatière d’une certitude qui, nous le constatons tous les jours, nous échappe de plus en plus ! Nos braves observateurs du ciel ne seraient alors que d’aimables ravis victimes de leurs propres rêves !
Car si l’homme a de tout temps applaudi les poètes, les météorologues et les instituts de sondage, c’est bien parce qu’il sent confusément qu’ils côtoient au plus près la réalité vraie, celle des mirages. De beaux jours s’ouvrent donc sous les calculettes des questionneurs de l’impossible. D'ou venaient ces premières particules, que faisaient-elles là et où allaient-elles ? Mille questions qui nous laissent bien des choses à penser.