LE TOURNANT DU 26 JANVIER 1978 – Partie III

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LES MOTIFS DE LA RÉPRESSION DE JANVIER 1978

Face à tous ces problèmes, la bourgeoisie ne présente pas un front uni et ses différentes fractions n’adoptent pas toutes la même attitude. La fraction qui est au pouvoir ne veut pas, ou ne peut pas ce n’est pas cela l’important ici, voir contester sa politique d’exploitation des masses populaires, encore moins laisser ces dernières disposer de moyens de contrôle de la vie politique du pays, à laquelle elles n’ont le droit de participer que pour soutenir le pouvoir contre d’autres fractions… Mais les choses ne sont pas aussi simples, la bourgeoisie ne peut pas toujours imposer ses vues sans problèmes, car elle n’est pas seule.

Ce sont les masses populaires qui ont imposé le changement de politique de 69. Ce changement, tel qu’il a été interprété tout d’abord, y compris par la bourgeoisie, a été non seulement économique, mais également politique : tout le monde devrait avoir le droit d’exprimer ses revendications et ses idées sur les différents problèmes du pays, et celui également de lutter pour leur succès. Plus que tout autre, c’est la classe ouvrière qui, sans attendre qu’on le lui donne, a usé de ce droit et multiplié les luttes revendicatives : elle avait pu, en 1956 et après, être démobilisée par une série de facteurs, dont la scission syndicale et la guerre civile avec les youssefistes, avec l’impitoyable répression de ces derniers, elle n’a été capable, dans les années 60, de mener que des luttes larvées, vite réprimées, mais à la fin des années 60, elle s’était suffisamment renouvelée et le pouvoir présentait une telle faiblesse relative qu’elle n’hésitait plus à exprimer ses revendications, d’autant que le blocage des salaires les rendait bien plus aiguës. Sans complexes devant le pouvoir, consciente de sa propre force, elle ne risquait pas de se laisser endiguer par l’appareil syndical fantoche, tel qu’il avait été transformé sous Ben Salah. Le retour à l’UGTT de Achour et des autres dirigeants moins ouvertement vendus que B. Bellagha, conséquence des luttes ouvrières, devait en principe aider à canaliser et à désarmer les luttes.

L’histoire a montré que la classe ouvrière ne se laisse pas faire aussi facilement et que, dès l’instant qu’elle a commencé à prendre conscience de sa force, chaque lutte qu’elle mène la fait progresser davantage : du refus très répandu dans ses rangs de l’adhésion à l’UGTT, elle est passée peu à peu à la revendication de l’autonomie syndicale, puis à la lutte pour cette autonomie, puis à la lutte pour la démocratie : les libertés publiques, puis elle a conquis dans une grande mesure l’autonomie syndicale et la liberté de presse, sans cesser un seul instant de lutter pour des améliorations matérielles, et d’en obtenir quelques unes.

L’importance et l’efficacité de l’arme que représente pour la classe ouvrière cette double conquête (autonomie syndicale et liberté de presse) ont été comprises par le pouvoir qui s’est décidé à mettre le holà à une évolution dont il craignait qu’elle ne mène – il en avait été beaucoup question – à tout le moins à la formation d’un parti politique ouvrier, du type Labour Party anglais, qui s’appuierait sur les syndicats : c’est que, avec une démocratie plus large, avec la liberté de presse, avec un syndicat réellement à eux, les ouvriers auraient eu les moyens, d’abord de discuter vraiment la politique du pays, puis d’obliger le pouvoir à faire tel ou tel changement, voire d’imposer une transformation dans les alliances du pouvoir (la tentative a eu lieu pour les alliances extérieures : la Libye !) et, qui sait, de devenir peut-être une force politique révolutionnaire puisque le syndicat comptait aussi dans ses rangs des intellectuels de formation marxistes…

Telles étaient en tout cas les craintes d’une partie de l’équipe au pouvoir, et elle s’est efforcée de faire face avec fermeté à la situation. Le pas décisif a été franchi le 25 décembre, avec l’élimination de Belkhoja et la démission des 6 ministres qui a suivi ; c’est qu’une partie de l’équipe, celle qui a été éliminée, penchait ouvertement pour une transformation réelle de la situation politique tunisienne, avec une démocratisation relativement poussée et une prise en considération sérieuse de la classe ouvrière et de ses représentants ; ce qui, par voie de conséquence, amenuiserait le rôle du PSD et introduirait même, à terme plus ou moins proche, le risque de le voir céder le pouvoir à d’autres forces. Si une partie de la bourgeoisie tunisienne pensait être capable de contrôler la situation qui sortirait d’une telle transformation grâce à la création de nouveaux partis politiques, comme le mouvement démocrate-socialiste, et si une autre fraction espérait renouveler complètement son parti actuel dans le cadre de cette concurrence, celle qui était au pouvoir et qui y est restée, n’entendait guère courir de risque : d’abord désarmer la classe ouvrière, briser ses possibilités d’organisation autonome, ses capacités de luttes, et ensuite, aménager au mieux de ses intérêts le prochain équilibre, d’où devait être exclue la possibilité de « sabotage de l’œuvre de développement économique » et de « baisse du prestige international du pays » que constituent les grèves et autres luttes pour l’amélioration des conditions, de la classe ouvrière.

La répression est soigneusement préparée, d’abord par l’éviction de la fraction favorable au compromis, avec le prolétariat : Belkhoja est accusé, plus ou moins officiellement, de n’avoir pas donné les ordres de répression nécessaire des « émeutes » de Ksar Hellal qu’il aurait pourtant du prévoir, et on insinue sans trop y mettre de formes qu’il pouvait avoir aidé à armer certains ouvriers et en tout cas qu’il aurait partie liée avec les membres du vaste complot anti-gouvernemental, Achour et l’UGTT, les démocrates socialistes, Masmoudi, les communistes et les baathistes… ; puis par l’installation de l’armée dans les rues et aux alentours des grandes villes, en passant par la visite-éclair de Nouira à Paris et les assurances prises du soutien militaire français en cas de réaction des voisins ; enfin, par les déclarations provocatrices, les décisions du comité central du PSD et les attaques organisées par les milices destouriennes contre les responsables et les locaux de l’UGTT.

Il fallait un prétexte à cette répression qu’on voulait exemplaire, le pouvoir s’emploie à le fournir : après avoir acculé, par toutes ses provocations, la direction de l’UGTT à décréter la grève générale entre autre par solidarité avec Ghorbel, secrétaire général de l’Union Régional de Sfax et membre du BE de l’UGTT, arrêté pour le contenu de son discours devant le Conseil National, c’est à dire dans un cadre privé, le pouvoir isole complètement la direction syndicale, lui interdisant d’encadrer les éventuelles manifestations ; alors, dans une confusion qui n’est pas encore levée, loin de là, il trouve dans les agissements de jeunes chômeurs – excédés et sans encadrement, ou peut-être, du moins au début manipulés – l’occasion de déclencher la fusillade.

Il y a beaucoup de morts et de blessés, pour l’exemple, pour faire réfléchir la « populace » ; on décrète état d’urgence et couvre-feu et on lâche les militaires dans la capitale ; on arrête, on torture, et on condamne de façon expéditive plusieurs milliers de jeunes, syndicalistes et chômeurs ; on soutient les mesures de licenciement prises par les entreprises contre leurs ouvriers les plus actifs ; et surtout on organise un soi-disant congrès extraordinaire de l’UGTT, alors que la plupart des responsables du syndicat sont en prison, après de piteux « coups d’État » organisés par les autorités locales dans les Unions Régionales, dans les syndicats de base où le seul moyen utilisé pour faire « changer d’avis » aux militants est la menace d’emprisonnement, voire de mort. La direction fantoche formée, le journal Ech Châab transformé en une pâle copie du journal du PSD, la répression déjà faite ne suffit pas : la classe ouvrière, la jeunesse sans emploi sont décidément les ennemis publics de ce pouvoir qui parle cyniquement de dialogue quand il fait tirer sur les masses, dont le chef de gouvernement se multiplie sans épargner sa peine pour accordée des interviews aux représentants de toutes sortes d’organes de presse étrangers, y compris des feuilles de chou à diffusion tout à fait locale (et qui ne prend pas la peine de recevoir ne serait-ce qu’un journaliste tunisien, tant il est sûr de n’avoir pas besoins de convaincre la presse du pays !!). Et l’on fait voter de nouvelles lois répressives, ayant ouvertement ou de façon indirecte pour but de briser les capacités de lutte des masses : travail obligatoire dans le cadre du « service civil » , suppression de tous les droits civils dans le cadre du « service national » et des « affectations individuelles » qui supprime aussi, pendant un an, une partie importante des ressources des travailleurs… Et il y a gros à parier que de nouvelles mesures de « prévention des désordres », de répression en fait, sont en préparation…

LES RÉACTIONS DEVANT CETTE RÉPRESSION

La petite bourgeoisie des villes ne s’était guère sentie concernée par les luttes ouvrières jusqu’en janvier dernier. La propagande du pouvoir, après le 26 janvier, axée sur les « désordres », les « violences gratuites », etc., dont se seraient rendus coupables les manifestants, spécialement les ouvriers, cette propagande a pris pendant deux mois les allures d’un matraquage systématique. Et, si elle n’a peut-être pas complètement convaincu, elle a au moins fait passer au second plan, par rapport aux « dégâts subis par les honnêtes commerçants » et autres entrepreneurs, le fait qu’il y a eu des dizaines ou des centaines de morts parmi les manifestants, et tous les blessés… C’est que, aussi bien avant l’épreuve de force, qu’à son approche et, par force, après, les syndicalistes n’ont pas essayé vraiment de gagner la sympathie des petits commerçants, des artisans, des boutiquiers en un mot. Les analyses intelligentes des responsabilités du pouvoir et des spéculateurs dans les hausses des prix ne se sont pas accompagnées d’une campagne auprès des commerçants pour leur faire comprendre que leurs intérêts n’étaient pas contradictoires avec ceux de la classe ouvrière, encore moins de tentative de les faire s’organiser pour faire face aux gros spéculateurs… Si la petite bourgeoisie des villes n’est pas hostile par principe à la classe ouvrière et à ses revendications, elle n’est pas apparemment encline à manifester sa solidarité : c’est qu’il faudrait qu’on lui explique en quoi c’est le pouvoir qu’est le véritable responsable de tout ce qui s’est passé le 26 janvier aussi bien pour ce qui est des hausses de prix que de l’énormité du problème du chômage et du fait qu’il a pratiquement poussé aux « excès », peut-être par des provocations directes, sûrement en interdisant aux militants syndicaux d’encadrer les manifestations.

Pas plus que celui des boutiquiers, le mouvement de janvier 78 n’a été celui des paysans, qu’ils soient pauvres ou moins pauvres. Sans parler des grands agriculteurs que les luttes organisées parmi les ouvriers agricoles ont probablement excédés, la petite et moyenne paysannerie n’a pas bronché devant la répression de la classe ouvrière. C’est qu’elle n’a guère fait l’objet d’une réflexion approfondie, et partant, d’un effort sérieux pour gagner sa sympathie de la part de l’UGTT. Il n’y a guère eu de tentatives, dans la lutte contre la vie chère, d’unir les petits producteurs de la campagne aux consommateurs des villes, bien que les premiers ne soient pas forcément les moins exploités…Et, bien entendu, aussi bien pour les boutiquiers que pour les petits paysans, les aspects politiques des luttes de janvier échappaient complètement ou étaient interprétés, non comme ayant pour enjeu la démocratie et la liberté, mais comme des rivalités de factions pour le pouvoir.

Les chômeurs ont constitué une partie importante des manifestants du 26 janvier, et probablement la partie qui a été le plus sensible aux provocations du pouvoir. Leur participation ne vient pas de ce qu’ils auraient été positivement mobilisé par l’UGTT ou qu’ils auraient voulu manquer leur soutien à la centrale : ils ont simplement trouvé là une occasion de manifester leur présence, mais surtout leur indignation et leur désespoir, leur haine d’une société qui ne leur offre ni présent ni avenir. Cibles principales des coups de feu des policiers et des soldats, les jeunes chômeurs restent aujourd’hui aussi peu défendus qu’auparavant, aussi exposés aux tentations de la délinquance ou de l’exil, en tout cas des solutions de capitulation ou de désespoir. L’institution du travail obligatoire va peut-être transformer ces actuels chômeurs en un prolétariat sous-payé et semi-esclave. Il n’est pas sûr, pour autant, qu’il puisse trouver facilement le chemin de l’autre prolétariat, c’est du moins à ce dernier de l’y aider.

La grande absente, quand on envisage le mouvement ouvrier depuis le début 77, c’est l’Université. Bien sûr, le 26 Janvier tombait au milieu de vacances scolaires, ce qui ne permet pas de juger de ce qu’aurait été le comportement des étudiants, dans leur masse (car une avant-garde consistante serait au moins descendue dans la rue aux côtés des manifestants, cela est probable). Mais même auparavant, à part quelques phases générales dans des motions, les luttes ouvrières ne figuraient pas parmi les principales préoccupations du mouvement étudiant dont les luttes se déroulaient dans un monde tout à fait distinct, à part, et pour des problèmes n’intéressant guère non plus la masse ouvrière. Ce n’est pas que les étudiants aient à se substituer aux ouvriers ou à s’intégrer automatiquement à leurs luttes. Il va de soi que les préoccupations respectives étant très différentes, les luttes des ouvriers ne parviennent à l’Université et ne sont soutenues que sur la base d’une intervention politique des éléments avancés du mouvement étudiant, qui montrent les liens entre les luttes du prolétariat et celle des autres classes et les objectifs des luttes de l’Université. Il faut croire que la portée politique des revendications de l’UGTT a été sous-estimée gravement ou, peut-être, qu’il manquait une conception juste de la place des luttes pour la démocratisation de l’Université et le syndicat étudiant libre dans le cadre des luttes plus générales pour la démocratie et la liberté syndicale ; le mouvement étudiant s’est peu à peu replié sur lui-même ; gonflant ses propres querelles intestines et ne voyant pas l’évolution de l’UGTT, au point que les motions adoptées en AG en janvier 78 ne faisaient pas la moindre allusion à la lutte qui opposait déjà la classe ouvrière et son syndicat au pouvoir.

Les conceptions théoriques et la pratique des dirigeants du mouvement étudiant paraissent, avoir éloigné celui-ci des luttes de classes réelles qui se passent dans le pays. Car, en fait, les dirigeants du mouvement étudiant, qui se voulaient simultanément ceux de la classe ouvrière, qui allaient parfois jusqu’à affirmer que le mouvement étudiant était l’avant garde des masses populaires, prolétariat compris, ces dirigeants donc n’ont rien compris à l’évolution de l’UGTT, ont continué à en insulter la direction et après la menace d’assassinat d’Habib Achour, en mars 77, ont été parfois plus loin encore que le pouvoir dans leurs attaques contre les dirigeants syndicaux. Ils n’ont ainsi pas seulement nui au mouvement syndical de la classe ouvrière, mais aussi à celui des étudiants dont ils ont contribué à aggraver la rupture d’avec les masses populaires. C’est ainsi que les conceptions gauchistes, le marginalisme de ces dirigeants les ont conduit à faire abstraction du mouvement réel de la classe et de la société et à tenter de lui imposer des schémas préétablis qui n’ont aucune efficience.

La répression qui continue à s’abattre sur ce mouvement ne devrait pas l’empêcher de se poser la question de la validité de cette pratique et de la meilleure façon de relier ses propres luttes à celles des autres masses populaires, classe ouvrière en tête ; ce qui précède n’entraîne pas qu’on doit ignorer les prises de positions en faveur de la classe ouvrière exprimées par les étudiants après le 26 janvier, mais seulement il ne parait pas que, même après cette répression, l’Université, en tant que mouvement, ait pris conscience du caractère nouveau que devraient désormais avoir toutes les luttes, maintenant que la classe ouvrière a commencé à se manifester aussi sérieusement : la lutte de classes, les objectifs actuels et à terme de cette lutte devrait désormais constituer l’axe autour duquel s’ordonnent la plupart des autres luttes, et au moins, la référence de l’action à mener à l’Université, ce qui donne une dimension relative bien différente aux divergences existant au sein du mouvement étudiant.

Quant à la classe ouvrière, la répression l’a surprise et certainement secouée. Il y a eu, dans beaucoup de secteurs, certains mouvements de recul ; les renvois, les pressions exercées ont pu faire hésiter plus d’un. Il faudra un certain temps pour que le mouvement surmonte ce coup auquel il n’avait pas été préparé. C’est que l’UGTT elle-même n’avait pas été entraînée à assumer une lutte politique d’envergure. Certains dirigeants, à divers niveaux, jusqu’au dernier moment ont essayé d’imposer la conception « le syndicat ne doit pas faire de politique » et personne en vérité ne croyait à un choc aussi violent. Ce qui fait que, à côté de la tenue exemplaire de la majorité du Bureau Exécutif et d’une partie importante de cadres, il y a eu aussi un nombre relativement élevé de capitulations, de démissions et de reculs au sein de l’organisation. D’un autre côté, les mêmes causes qui ont été à la base de la mobilisation croissante de la classe ouvrière existent toujours : la dégradation de son pouvoir d’achat et plus généralement de la situation générale des masses populaires face à la provocation permanente de l’enrichissement des nantis et de l’étalage du luxe importé des sociétés de consommation que la soumission à l’impérialisme offre comme modèle aux classes dominantes tunisiennes. Le pouvoir, à l’occasion de la crise de janvier, n’a fait que réprimer le mouvement, en écarter la direction et faire en sorte qu’il n’ait plus les structures légales où s’épanouir et s’organiser. Mais il parait peu probable que cela soit suffisant pour l’étouffer. Il y a d’ailleurs déjà des signes (en mai 78) que l’on commence à reprendre courage ; des mouvements de grève se produisent ça et là. Le problème restera celui de trouver les formes de luttes et d’organisation permettant en fin de compte de récupérer le syndicat libre. Car l’existence de telles structures syndicales libres est un facteur qui transforme la portée de la rupture opérée le 26 janvier entre le pouvoir et la classe ouvrière, comme elle avait été, avant cette épreuve de force à l’origine directe de cette rupture.

Le pouvoir a estimé que ce qu’était devenu l’UGTT constituait un danger pour lui. Mais qu’on en soit arrivé à une telle situation pose un problème. Comment expliquer cette transformation de l’UGTT, comment interpréter l’évolution de ces cadres, quelles leçons cette évolution d’abord, mais également la crise toute entière, offre-t-elle à ceux qui veulent aider la classe ouvrière à réfléchir pour progresser de façon décisive ?


Suite (4ème Partie)

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