La « Post-vérité » a été déclarée par le dictionnaire d’Oxford comme « le mot international de 2016 ». L’expansion de son usage met en rapport des phénomènes politiques survenus récemment, tels que le référendum de la Grande-Bretagne pour rester dans l’Union Européenne, le plébiscite pour la paix en Colombie et les élections présidentielles aux États-Unis et en Argentine [et ailleurs]. Cela se doit à l’influence qu’a eue, dans tous ces exemples, la propagation, aussi bien dans les médias traditionnels que sur les réseaux sociaux, d’affirmations qui manquaient de corrélat dans les faits [1].
Mais comme cela arrive devant l’apparition de tout néologisme, il convient de se demander jusqu’à quel point il répond à une nécessité d’expression linguistique qui ne trouve pas d’écho dans des concepts préexistants, ou si la paresse intellectuelle de ses propagateurs interprète comme nouveaux certains événements enracinés dans de longues traditions, dont l’omission oblitère la compréhension des nuances qu’offre la situation présente.
Si cela fut ce qui est arrivé quand les contradictions de la modernité, que le néolibéralisme a exacerbées à la fin du siècle dernier, ont été erronément lues comme celles du commencement d’une nouvelle ère, postmoderne, il ne nous surprendra pas de trouver la même étroitesse de vision chez ceux qui font aussi passer le préfixe « post » avant le concept de vérité pour indiquer son dépassement supposé.
Il n’est pas nécessaire de se référer à Michel Foucault pour affirmer que la vérité n’est pas, et n’a jamais été, la corrélation objective entre un discours et une évidence empirique. Même le défenseur le plus obtus du scientisme admet aujourd’hui les erreurs du dit modèle, par son incapacité logique à parvenir à des affirmations concluantes, et par sa distance au sujet du vrai fonctionnement pratique des disciplines scientifiques, où, même les plus objectives se trouvent traversées de conflits d’intérêts.
Mais ce qui est certain pour la science l’est beaucoup plus pour la politique. La vérité est la production de discours et d’images dont le fondement est le pouvoir : ils se nourrissent de lui autant qu’ils lui font un lit, ils surgissent de son exercice au moment où ils le justifient. Faisant de l’environnement des médias un espace privilégié dans lequel la vérité a son flux, on comprend que la relation entre ceux-ci et le pouvoir est intrinsèque, pouvant être aussi bien consacrée qu’érodée.
Donc, affaiblir une pratique de pouvoir n’a jamais impliqué la démentir. Il ne s’agit pas d’aller au-delà de la vérité, mais de rechercher plus en amont, dans la « pré-vérité », pour mettre en évidence le lien qui l’unit aux mécanismes de domination qu’elle cache. Il n’y a pas de doutes que les discours et les images qui construisent aujourd’hui la vérité se caractérisent par leur éventualité, leur superficialité et leur caractère éphémère. Mais, en face de ces mensonges supposés, au lieu de les englober dans des néologismes explicatifs, il faudrait les inscrire dans la longue tradition de la production politique de la vérité.
Si on faisait, par exemple, une lecture littérale des promesses du macrisme (de Macri, président de l’Argentine) faites pendant la campagne électorale, on pourrait affirmer à la lumière des faits, que cela ne fut que des mensonges arrangés pour gagner les élections. Cependant, son efficacité ne doit pas se mesurer à l’aune d’un triomphe immédiat, mais par sa capacité à traduire la décision du vote dans un appui concret à des mesures déterminées, conservant ainsi le pouvoir obtenu.
Dans ce sens, au lieu de comprendre des affirmations comme « tu ne vas rien perdre de ce que tu as déjà », comme si elles avaient été écrites dans un programme de gouvernement, il faudrait les encadrer dans un contexte d’énonciation qui, depuis les couleurs utilisées et la musique qui les accompagnait, jusqu’au mode d’interpellation – individuelle et méritocratique – des couches populaires et la propre trajectoire de ceux qui formulaient ces phrases, était destiné à marquer les différences par rapport au gouvernement précédent. Si le non -respect était lié au moule même de la promesse de changement, l’objectif serait réalisé. C’est pourquoi, ils ont eu recours de façon immédiate à la figure de « la lourde hérédité reçue ».
C’est pourquoi, il faut comprendre que la vérité formulée depuis lors n’est pas telle ou telle consigne, mais un changement de la manière d’exercer le pouvoir dont les postulats plus importants, exprimés avec clarté pendant la campagne électorale, sont d’apaiser les disputes, de cacher les contradictions, d’oublier le passé et de garantir les hiérarchies. Si son accomplissement exige que l’unité des secteurs populaires et exclus soit vaincue, l’empêcher n’impliquera pas de démentir les énoncés linguistiques, mais d’offrir les discours et les images qui re configurent cette unité, tant pour résister à ces coups de butoir, que pour les rendre inefficaces et récupérer le pouvoir.
* Diego Ezequiel Litvinoff est Sociologue et Enseignant à l’Université de Buenos Aires (UBA). Instituto de Investigaciones Gino Germani, Doctorant en Sciences Sociales (UBA)
Notes
[1] Le « corrélat objectif » ou « corrélatif objectif » (objective correlative, en anglais) est une technique littéraire qui consiste en l’emploi d’images poétiques de façon successive, comme des diapositives, pour produire une sensation d’analyse qui doit être complétée par l’intelligence du lecteur. Sa correspondance en peinture est le Cubisme. Le terme a été utilisé pour la première fois, vers 1840, par le poète et le peintre américain Washington Allston, dans le prologue de ses Lectures on Art (« Lectures sur un art »).