Aux racines du jihadisme : le salafisme ou le nihilisme... des autres ou... l’égoïsme des uns ?

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“J’ai toujours eu l’impression d’être inférieure du fait que j’étais musulmane (…) Je me suis dit que, clairement, je n’avais pas ma place et que ma famille était esclave de la société française. Je refusais d’être comme eux. Moi, étant d’origine algérienne, j’ai mon grand père qui est mort pendant la guerre (d’Algérie). J’aime pas dire guerre parce que ce n’était pas à armes égales, moi je dis souvent “le génocide français”. Le Jihad, c’est se battre pour retrouver notre dignité qu’on a perdue. Qu’on a voulu écraser. Voilà, c’est ça qui m’a séduite on va dire.”[1]

« Si les forces néerlandaises avaient envoyé une unité ou des combattants pour aider le peuple syrien, j'aurais été le premier à signer, mais personne ne fait rien. Je suis venu en Syrie uniquement pour la Syrie. Je ne suis pas venu pour apprendre à construire des bombes ou ce genre de truc et ensuite rentrer. Ce n’est pas la mentalité qu’ont la plupart des combattants présents ici. En gros, et même si je sais que ça peut être dur à entendre, la plupart des frères qui sont ici, dont moi-même, nous sommes venus pour mourir. Donc repartir ne fait pas partie de nos perspectives. [2]»

“In France, where you can no longer totally be ‘a free man’ (the country is under open-ended state of emergency since November 2015), (…) – the contemporary transnationalization of political violence is, according to local media, summed-up in the straightforward opposition between two local intellectual schools of thought : (…) In this corner, an argument about ‘the Islamization of radicalism’, and, on the other side, an alternative view on ‘the radicalization of Islam’.“Pick your favorite (or disliked), fit the facts (or rationalize them), draft a policy (ever so quickly), and move on to relate any new development (however dissonant) to it” Mohamed Mahmoud Ould Mohamedou[3]

Radicalisation de l’islam ou islamisation de la radicalité ? Confronté, sur le terrain de la lecture académique des manifestations de violence terroriste dites “djihadistes”, à ce dualisme français extrêmement réducteur que dénonce Mohamed Ould Mohamedou, et d’autres avec lui, j’ai éprouvé moi aussi le besoin de le dépasser. La proposition méthodologique médiane que je cherche à développer entend se distancier des limites de ces deux approches médiatiquement dominantes de la “jihadologie” française, portée ou promue l’une par Gilles Kepel et l’autre par Olivier Roy[4].

Le point commun de ces deux approches est non point d’insister sur les processus individuels qui déterminent l’engagement djihadiste mais, à bien des égards, de s’y borner. Et de limiter, voire de nier la part essentielle des interactions entre ces processus individuels et les dynamiques sociales et politiques du milieu où ils prennent place.

Pour Gilles Kepel, l’inscription des individus dans les réseaux transnationaux du salafisme-jihadisme constitue une matrice explicative quasi autonome du phénomène : hommes et idées circuleraient dans cet univers d’action et de pensée, en vase clos, sans interaction décisive avec les dynamiques sociales et politiques en cours dans les sociétés qu’ils côtoient ou dont ils sont issus. Olivier Roy se focalise pour sa part sur les déterminations psycho-sociales de l’engagement djihadiste.

Il fait du contenu politique de cet engagement un pur accessoire sur un marché de la radicalité, nécessairement « nihiliste » et pathologique, où les idéologies seraient parfaitement interchangeables. Kepel et Roy s’opposent ainsi très clairement sur l’importance à accorder à la variable religieuse, dont Roy refuse la centralité énoncée par Kepel. Mais ils se rejoignent sur un point, ou - à mes yeux - sur une erreur, absolument fondamental€ : ils isolent largement le phénomène djihadiste des processus socio-politiques qui lui donnent naissance. En forçant quelque peu le trait, leurs approches [5] ont ainsi un même travers qui m’incite à les réunir, malgré leurs divergences, dans une identique condamnation : elles minimisent, euphémisent voire ignorent l’impact de la persistance des vieux rapports de domination Nord-Sud sur le comportement des acteurs concernés.

Toutes deux disent les itinéraires, les adjuvants, les modes d’expression de l’hostilité qui monte du monde musulman à l’égard des Occidentaux. Mais elles évacuent l’essentiel : ses profondes racines historiques et ses motivations politiques sans cesse renouvelées. Elles investissent très toutes deux la réponse au comment. Et toutes deux délaissent très largement l’autre interrogation, plus importante encore, qu’est celle du….pourquoi !

Une problématique scientifique s’attaquant à une question aussi complexe que les trajectoires des djihadistes, européens ou “orientaux”, ne saurait bien sûr être écrite en “noir et blanc”, sur un mode péremptoire, en traçant des frontières étanches entre les approches concurrentes. La thèse promue par Kepel, qui attribue un rôle décisif à l’influence sur le corps social de la doctrine religieuse, en l’occurrence à son interprétation dite salafiste, ne saurait bien évidemment être délaissée dans son intégralité.

La thèse de l’« islamisation de la radicalité » proposée par Olivier Roy contribue elle aussi à l’évidence à éclairer quelques unes des facettes de la réalité. Refuser de reconnaître la fonctionnalité du paradigme des « Pieds nickelés » [6], pour reprendre la qualification imagée de Roy à l’égard des jihadistes français, n’équivaut donc pas à rejeter l’intégralité de ce que cette thèse de la “désocialisation” permet d’approcher - notamment pour appréhender toutes les facettes du processus de radicalisation.

Pour autant, et c’est là l’essentiel, cette double tendance et le faux débat de – “la radicalisation de l’islam ou l’islamisation de la radicalité” – ne permettent pas de comprendre en quoi le phénomène djihadiste est avant tout le produit d’une interaction avec l’environnement où il prend naissance. Je fais pour ma part dans la nécessité de rétablir une telle approche un enjeu d’intégrité éthique et politique bien sûr mais plus simplement, un enjeu d’intégrité scientifique.

De Bernard Lewis à Gilles Kepel, l’unilatéralisme néo- conservateur

Les vecteurs et les accessoires ou bien …les causes ?

Pour cerner les racines de la violence djihadiste, la plus médiatisée de ces deux approches, promue par Gilles Kepel, met ainsi l’accent sur la centralité de la variable idéologique, en l’occurrence religieuse.

Avec beaucoup de minutie, Kepel établit entre conservatisme musulman et violence djihadiste des généalogies intellectuelles, de surcroît territorialisées avec précision : en provenance de tel pays, la radicalisation serait passée par tel individu, idéologue ou activiste, puis par tel autre. Elle aurait transité dans tel quartier de telle ville, ou même (du fait du défaut d’isolation phonique) du quatrième étage de telle prison française au troisième ! Elle aurait été véhiculée par tel ou tel vecteur technologique (internet, les réseaux sociaux, etc.).

Humains ou technologiques, les vecteurs des circulations tendent à prendre ainsi chez Kepel une importance qui évacue l’étude des causalités, notamment politiques. Le rôle de cette généalogie idéologique serait central dans l’explication du phénomène tout entier [7]… De Qutb à Dhawahiri, d’Abdessalam Farag à Abou Muss’ab al-Suri, la révolte djihadiste aurait été conçue, pensée, initiée voire générée par quelques individus seulement.

Cette tendance aboutit ainsi à personnaliser de façon très réductrice des dynamiques qui sont en fait très largement collectives. Dans une telle perspective, les vecteurs, les accessoires, les médiateurs d’une mobilisation protestataire tendent insensiblement à en devenir de ce fait les… causes ! Et c’est ainsi que le “comment” prend alors le pas sur le “pourquoi”.

Ce surinvestissement méthodologique des seuls vecteurs d’une mobilisation protestataire au détriment de la prise en compte de ses racines causales n’est pas nouveau. L’apparition des cassettes audios comme outil militant de diffusion avait ainsi été́ érigée en quasi-explication de la poussée islamiste des années 1980. Face à l’émergence d’Al-Qaida, le rôle d’Internet a fait ensuite l’objet de la même focalisation.

Avec les réseaux sociaux, ce travers a trouvé lors du « printemps arabe » un nouveau terrain d’expression attribuant à Facebook la chute de Benali ou de Moubarak : simples adjuvants de la révolte, les réseaux sociaux et leurs “jeunes adeptes” seront souvent considérés comme les moteurs d’une dynamique protestataire qui procédait essentiellement, la suite allait le montrer, du rejet par la société dans son ensemble des décennies de dictature qui avaient précédé.

Mais autant l’explication “Facebook” aboutissait à élaborer en acteurs supposés centraux des révoltes arabes de sympathiques jeunes gens à qui l’observateur occidental se devait de s’identifier car ils ressemblaient aux jeunes de ses classes moyennes, autant l’accent mis sur les réseaux souterrains de communication djihadistes contribue à l’inverse à faire des radicalisés des créatures dont les déterminations sont obscures et coupées de la société.

À défaut d’une interrogation sur le “pourquoi” de la radicalisation, le lecteur de Kepel est alors insensiblement incité à déduire l’existence d’une sorte de “gène” islamique qui fabriquerait ces adeptes d’une lecture “salafiste” de leur religion, ces “fous de Dieu” naturellement amenés à tomber dans le terrorisme.

C’est en ce sens que l’approche de Kepel, qui prend plus ou moins appui sur le sens commun, s’inscrit en réalité dans la continuité de la “simplicité” de la thèse des néo-conservateurs américains cautionnée notamment par les travaux de Bernard Lewis : les responsables des violences anti-occidentales ne peuvent être autres que ceux… qui les commettent. Leurs motivations, ne pouvant être politiques, se doivent donc d’être purement idéologiques. Les politiques des Etats ou résident les cibles de la violence sont donc totalement étrangères à la production de cette violence, puisque son origine, purement idéologique, est strictement unilatérale.

Réformer l’autre

Pour Kepel, c'est donc au sein de l'islam qu’il faut chercher le problème. Or réfléchir sur la seule culture politique de l’Autre pour “comprendre” sa violence c’est, encore une fois, s’interroger à bien des égards sur la forme au détriment du fond, sur le “vernis” superficiel de la colère en lieu et place de ses raisons profondes.

Les dogmes religieux, appropriés en politique, peuvent en effet légitimer et produire toutes sortes d’acteurs. Le dogme chrétien peut servir de matrice à l’action des mormons, observateurs littéralistes de leur interprétation du dogme. Il peut produire des moines contemplatifs ou… des moines guerriers, des mystiques pacifistes comme Saint François d’Assise, des adeptes de la Théologie de la libération ou des juges fanatiques comme ceux qui ont siégé dans les tribunaux de l’Inquisition.

Dans l’univers de l’islam, l’appropriation politique de la religion peut tout autant produire des mystiques soufis contemplatifs, des salafistes de type quiétistes, refusant toute implication dans le champ politique, ou, à l’opposé, des djihadistes partisans de l’action armée et justifiant leur combat par la nécessité d’imposer, y compris hors de leur communauté, les expressions sociales de leur dogme.

Bien moins que de recenser ces multiples possibilités d’interprétation du dogme musulman, il importe donc avant tout de comprendre les raisons qui font qu’une partie des acteurs choisissent l’interprétation binaire, clivante, potentiellement conflictuelle, de leur appartenance religieuse au détriment de toutes les autres. Or ces raisons ne sont pas de nature idéologique ou doctrinale, contrairement à ce que la thèse néo-conservatrice suppute.

Au-delà des erreurs méthodologiques qu’elle véhicule, l’approche centrée sur l’islam réitère le biais culturaliste qui cautionne la “guerre à la terreur” érigée en réponse occidentale aux attaques terroristes depuis une quinzaine d’années. Elle était déjà caractéristique de la réponse américaine aux attentats du 11 septembre 2001. Le seul dispositif alors mis en place par l’administration américaine qui n’ait pas relevé du « hard power » sécuritaire et répressif (“carpet bombing” de l’Afghanistan et Patriot-Act sur le territoire américain) de la “guerre contre la terreur” fut celui du « dialogue des cultures » lancé en parallèle. Ce “dialogue” s’avérera rapidement n’être qu’un monologue d’injonctions culturalistes ne visant à réformer que… l’une des cultures concernées, celle de l’interlocuteur musulman des occidentaux !

Réformer “l’Autre” est en effet plus tentant et plus facile que de réfléchir lucidement sur sa propre part de responsabilité. On connaît les résultats de cette politique : quinze ans après le 11 Septembre, les quelques milliers de jihadistes de 2002 sont désormais implantés en bien plus grand nombre aux quatre coins de la planète. Et les Talibans, première cible de la longue « guerre contre la terreur », sont en 2016, à Kaboul, aux portes du pouvoir.


Notes

[1] Cité par David Thompson, in Les revenants, Ils étaient partis faire le jihad ils sont de retour en France - Seuil-Les jours, 2016. Cf également “Les jihadistes français” xxxxxxx

[2] Témoignage de Yilmaz, djihadiste d’origine turque ayant quitté l’armée néerlandaise pour partir combattre en Syrie.https://tinyurl.com/l535562!

[3] Cf http://bit.ly/2inyhtQ

[4] Les thèses présentées ici ont été développées dans un ouvrage nourri de séjours d’étude en Algérie, en Egypte, au Yémen puis en Syrie et au Liban, Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste (1973-2016), La Découverte, 2016.

[5] Olivier Roy, Le Jihad et la mort, Seuil, 2016

[6] L’appellation « Pieds nickelés » évoque les héros d’une bande dessinée créée à Paris, en juin 1908, par Louis Forton et reconduite jusqu’à nos jours (plus confidentiellement) par une succession d’auteurs. Ces héros sans envergure veulent avant tout garder leurs pieds « nickels », c’est-à-dire ne pas les souiller en travaillant. Ils vivent donc en marge de la société et à ses dépens.

[7] Gilles Kepel pense ainsi avoir trouvé dans la personne du Syrien Abou Muss’ab al-Suri une sorte de “cerveau”, voire de « chef d’orchestre» de la révolte qui a débouché sur la création de l’organisation Etat islamique. Dans ce cas précis, la centralité accordée à sa personne pose d’autant plus problème que ce personnage très atypique, dont la carrière a été reconstruite avec une minutie remarquable par Brynja Lia (Architect of Global Jihad: The Life of Al-Qaeda Strategist Abu Mus'ab Al-Suri, OUP, 2014), est vertement critiqué par les “penseurs” de l’EI qui lui reprochent la “modération” inhérente à sa posture frériste initiale (Cf. notamment Dabiq, n° 14).

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