Jeûner en France

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Il y a toujours quelque chose d’étrange à jeûner en terre non musulmane. Au-delà de son caractère religieux, spirituel et culturel, le ramadan, que l’on soit à Alger, Tunis, Mascate ou Bagdad, c’est d’abord une ambiance. Une atmosphère particulière qui connaît de multiples déclinaisons au fil de la journée et de la soirée.

Les premiers jours sont quant à eux très particuliers. Il flotte dans l’air une sorte de pesanteur qui, ces dernières années, est souvent amplifiée par une inévitable vague de chaleur. Un peu comme si les éléments se chargeaient de tester la détermination des jeûneurs.

Quoi qu’il en soit, le consensus général est alors à l’acceptation d’un changement soudain de rythme, d’un ralentissement marqué, d’un report des affaires en cours, y compris les plus urgentes. Autrement dit, le temps se fige et, en journée, toute agitation paraît suspecte sauf quand il s’agit d’aller au ravitaillement.

Juste avant le ftour (le présent chroniqueur insiste sur ce terme et tente vaille que vaille – même s’il sait que le combat est perdu d’avance – de résister à la généralisation de celui, très machrekien ou même khalidji, d’iftar) ; juste avant le ftour, donc, il y a ce moment à part, incroyable même, de silence général. Un silence et un calme bien plus denses que ceux qui accompagnent la diffusion d’une rencontre de football. La luminosité qui décline, le soleil qui disparaît peu à peu, les rues qui se sont vidées, les rares voitures qui passent en trombe, leurs conducteurs se maudissant sûrement d’être en retard pour le repas.

Et quand s’achève l’appel à la prière du maghrib, l’oreille capte aisément le cliquetis des cuillères et cette rumeur qui va enfler peu à peu, mélange de voix humaines, de télévisions qui diffusent les inévitables mièvreries (sketchs à deux sous, caméras cachées,…) en attendant les multiples feuilletons du soir.

Il y a quelques années, j’ai vécu une expérience de solitude saisissante lors de ce moment d’avant-ftour. C’était dans les rues du centre d’Abou Dhabi. De grands immeubles aux façades vitrées, des rues larges, un rien des années soixante-dix combiné à une modernité plus récente, une chaleur humide, étouffante, et le silence. Rien que le silence. Seuls mes pas résonnaient sur le dallage pierreux des trottoirs. Cela avait duré un bon quart d’heure avant que les taxis ne refassent leur apparition et que n’ouvrent les premières échoppes de commerçants indiens ou pakistanais. Un quart d’heure singulier : une éternité où je me suis cru dans un film catastrophe où, dans un environnement futuriste, un survivant arpente ce qui reste de sa ville.

Rien de tout cela n’est perceptible pour celui qui jeûne en France. Le rythme habituel demeure inchangé et c’est bien normal. Comme chaque année, il faut faire preuve de pédagogie – et parfois, de patience - à l’égard de celles et ceux qui ont une vague idée de cette pratique, de ses règles et de ses raisons (« non, on ne peut pas boire », « oui, on peut avaler sa salive », « oui, ça dure un mois entier », « non, ce n’est pas à date fixe, ça recule de onze jours chaque année », « si, si, ça peut faire du bien et ça permet de mieux se connaître »)*.

Il fut un temps où le ramadan était pratiquement invisible dans l’Hexagone. Néanmoins, depuis plus d’une décennie les choses changent. D’abord, pour celles et ceux que cela concerne, la pratique est de plus en plus assumée et donc, plus visible (et comme toujours, cela peut parfois prendre la forme d’une d’ostentation plus ou moins agressive). Ensuite, le capitalisme, qui ne manque jamais une occasion d’engranger les profits, a compris l’intérêt de cette période hautement consumériste comme en témoignent les « stands ramadans » de plusieurs grandes surfaces. Enfin, les réseaux sociaux jouent le rôle désormais habituel de caisse de résonnance.

Même les médias, particulièrement la presse écrite, sont plus attentifs. Pour eux, le ramadan est devenu un marronnier (un sujet récurrent comme, par exemple, les dossiers sur l’immobilier) presque comme les autres.

Des institutions diverses, qu’il s’agisse de simples associations ou d’ambassades étrangères ou d’entreprises, organisent des « iftars » (eh oui…) où, temps électoraux obligent, les politiques se pressent. Nombre d’entre eux se croient alors obligés de parler de terrorisme et des violences des groupes extrémistes mais le repas de rupture du jeûne tend néanmoins à devenir un moment de convivialité et donc de communication. Certaines mosquées l’ont compris. Réunir les gens autour d’une table, y compris les non-musulmans, c’est saisir à quel point le plaisir de la nourriture partagée compte en France.

Il serait d’ailleurs intéressant de disposer de chiffres quant à la généralisation ou non de la pratique du jeûne en France. L’idée générale est qu’elle augmente et que cela n’est pas sans poser quelques problèmes. Un ami qui enseigne dans un collège me signale que des élèves de treize ans jeûnent déjà et cela l’inquiète.

Outre le fait que les concernés décrochent en termes d’attention, il note quelques heurts récurrents entre ceux qui jeûnent et ceux qui ne jeûnent pas. Et je suis d’accord avec lui quand il me dit qu’il ne faut pas être un grand devin pour comprendre que cette question du jeûne des collégiens, parfois des écoliers, va tôt ou tard être instrumentalisée sur le plan politique.

Ces derniers temps, le ramadan se déroulait en été, passant donc un peu inaperçu, le burkini ou la viande hallal étant les vedettes du cirque médiatique. Désormais, placé au cœur de l’année scolaire, sa visibilité va être accrue. Cela ouvre des opportunités pour consolider le vivre ensemble mais, comme toujours, cela peut constituer une aubaine pour les fauteurs de troubles et les démagogues.


(*) Pour celles et ceux qui seraient confrontés à la même situation, il est possible de faire lire mon texte sur le ramadan publié par le site OrientXXI (lequel a besoin du soutien de ses lecteurs) : Ramadan : http://orientxxi.info/mots-d-islam-22/ramadan,1359

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