L’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis ont accentué, mercredi 7 juin, la pression sur le Qatar, trois jours après avoir rompu leurs relations diplomatiques avec leur partenaire du Golfe. Sans aller jusqu’à demander un changement de régime au Qatar, les deux pays ont exigé qu’il modifie sa politique et réintègre le consensus régional sur les sujets sensibles. Politologue spécialiste de la péninsule arabique et auteure de L’Arabie Saoudite en 100 questions, Paris, Tallandier 2017, Fatiha Dazi-Héni révèle les dessous de la crise qui oppose le Qatar à une partie des membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG).
Il y a, selon moi, une conjonction de raisons ayant poussé les leaders saoudiens et émiratis à rompre leurs relations avec le Qatar. La cause première est liée au soutien du Qatar aux courants des Frères musulmans depuis le déclenchement des Printemps arabes. La visite du président Trump à Riyad, les 20 et 21 mai dernier, a été l’occasion idoine pour l’Arabie Saoudite et la Fédération des Emirats arabes unis de donner à cette décision un retentissement international inédit.
En effet, le prétexte donné à cette crise a été de dénoncer les déclarations de l’émir Tamim jugées pro-iraniennes, le 23 mai 2017, alors que ce dernier s’est contenté de féliciter le président Rohani pour sa large réélection et d’exprimer son souhait de voir le climat tendu dans la région avec Téhéran s’apaiser. Ces propos sont intervenus au lendemain des déclarations du président Trump, hostiles envers l’Iran, accusé d’être au cœur de la déstabilisation de la région et d’être l’épicentre du terrorisme.
Riyad a été davantage motivé à réagir avec force pour forcer Doha à s’aligner sur sa ligne anti-iranienne qu’en raison de son soutien aux Frères musulmans, sachant que le roi Salmane, depuis son arrivée sur le trône, s’est rapproché du Qatar, car l’émir a choisi de ménager Riyad et d’adopter un profil bas comparativement à la diplomatie très tonitruante adoptée sous le règne de son père.
C’est donc davantage la ligne hostile à l’Iran que Riyad partage avec l’administration Trump qui est à l’origine de sa décision de s’en prendre à Doha conjointement avec Abu Dhabi et non une «guerre» wahhabite versus Frères musulmans qui n’a pas vraiment de sens, car le Qatar est également un émirat d’inspiration doctrinaire wahhabite.
Doha a ainsi immédiatement dénoncé Abu Dhabi d’avoir orchestré l’opération de piratage dont a été victime le site d’Al Jazeera afin de déformer ses déclarations, sachant que cet émirat mène depuis près de trois ans une campagne médiatique très virulente à son encontre pour ses positions pro-Frères musulmans, envers lesquels le prince héritier émirati, cheikh Mohammed Ben Zayed, voue une véritable aversion. Il mène avec le président égyptien, Al Sissi, une campagne internationale pour convaincre d’inscrire ce courant politique d’inspiration islamiste et contestataire sur la liste des organisations terroristes.
Qu’en est-il de la question du leadership ?
Concernant la question du leadership, en effet il y a un point fondamental à mentionner. La virulence et la surexposition sur le devant de la scène publique et internationale de cette crise tranchent avec la gouvernance traditionnelle. Cette crise reflète le changement de génération et de culture politique des leaders du Golfe qui sont à la manœuvre dans l’objectif d’exercer une pression maximale sur le régime qatari, aujourd’hui acculé à «rentrer dans le rang».
En effet, alors que les monarques du Golfe ont toujours veillé à régler leurs dissensions en «famille» et à l’abri du regard extérieur, cette crise est orchestrée par des leaders issus d’une nouvelle génération (le prince héritier des EAU en concordance étroite avec le vice-prince héritier et ministre de la Défense de l’Arabie Saoudite). Cette méthode agressive, tranchée et déterminée, organisée autour d’une campagne médiatique de dénigrement avec des techniques modernes en vue de «faire plier l’adversaire», s’apparente à des techniques d’intimidation utilisées par des services ou agences de coercition.
Les accusations de soutien et de financement du terrorisme avancées par l’Arabie Saoudite tiennent-elles?
Ce sont des accusations extrêmement excessives et sans fondement qui entretiennent les amalgames et la confusion, d’autant que Riyad est très mal placé pour porter une telle accusation. Le royaume a d’ailleurs fait l’objet d’une loi adoptée par le Congres américain «Jasta» sous le dernier mandat du président Obama, permettant aux familles de victimes des attentats du 11 Septembre 2001 de porter plainte contre l’Etat saoudien pour sa responsabilité indirecte et non avérée à l’exécution de ces attentats (rappelons que 15 des 19 terroristes étaient saoudiens).
Il est, en effet, grotesque de mettre sur un pied d’égalité les Frères musulmans, le Hamas avec Daech ou Al Qaîda et rajouter que le Qatar soutient les Houthis alors qu’ils se sont engagés dès le début au sein de la coalition arabe conduite par Riyad dans sa guerre au Yémen. Il y a déjà eu des crises au sein du CCG, notamment au cours de l’année 2014 avec le Qatar, ce n’est pas nouveau mais là c’est très grave, car les accusations sont d’une violence inédite et pour l’essentiel non justifiées. Sous la pression, le Qatar a déjà réagi pour demander aux cadres du Hamas de quitter son territoire afin d’engager une désescalade.
Justement, jusqu’où peut aller l’escalade ?
La crise actuelle est la plus violente qu’ait connue le Conseil de coopération du Golfe depuis sa création en 1981. J’ai été très surprise par sa virulence, car le CCG est coutumier des crises, désaccords, car ce n’est pas une organisation régionale uniforme sur les questions régionales. Par exemple, Oman et le Koweït ont les positions les plus modérées sur la question iranienne, même s’ils conviennent tous les deux qu’aujourd’hui l’Iran a une politique régionale expansionniste qui n’aide pas à apaiser les relations avec l’autre rive arabe du golfe Persique.
Saoudiens et Emirats arabes unis (à l’exclusion de Dubaï qui entretient des rapports commerciaux et cordiaux avec l’Iran) ainsi que Bahreïn, qui est aujourd’hui sous la tutelle économique et politique de Riyad, épousent les positions les plus dures contre Téhéran. Néanmoins, Koweïtiens et Omanais ont toujours joué la carte de la médiation.
Cette crise aujourd’hui est en fait la conséquence de celle qui avait eu lieu entre mars et novembre 2014, lorsque Riyad, Abu Dhabi et Manama ont conjointement rappelé leurs ambassadeurs de Doha pour une période de huit mois afin de contraindre l’émir Tamim à revenir sur ses positions hostiles au régime du président égyptien Al Sissi, auteur d’une répression violente contre le courant des Frères musulmans. Le 5 juin 2017 a été une occasion pour adopter des mesures de rétorsion diplomatiques, politiques et économiques décidées à l’encontre du Qatar et qui sont très inhabituelles.
Riyad, les EAU, Bahreïn, immédiatement appuyés par leurs affidés régionaux, l’Egypte, le gouvernement yéménite en exil ou encore les Maldives ont rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar, alors même que le Koweït et Oman s’y refusent. Mercredi 7 juin, la Mauritanie a suivi le mouvement et la Jordanie a abaissé le niveau de sa représentation diplomatique à Doha. Saoudiens et Emiratis ont également fermé leur espace aérien, et plus grave pour Doha, la seule frontière terrestre qu’il partage avec le royaume saoudien, et d’où provient 90% de ses produits de base de consommation et notamment alimentaires, a été fermée. Si la crise actuelle a atteint une telle ampleur, c’est parce que dirigeants saoudiens et émiratis estiment que Doha n’a pas rompu son soutien aux Frères musulmans et n’a pas rempli les conditions de l’avertissement de la crise diplomatique de 2014 qui a fini par se résoudre.
La crise peut-elle déboucher sur un conflit ?
Non, bien sûr, je ne crois pas du tout que cette crise débouchera sur une guerre, elle se résoudra comme d’habitude sur le plan interne. D’ailleurs le Koweït et le sultanat d’Oman sont déjà à l’œuvre pour assurer la médiation et stopper cette escalade. Cependant, le CCG a été frappé par une crise qui laissera des traces et qui a fortement affaibli la solidarité inter-dynastique qui caractérisait ce pacte régional, qui en faisait sa singularité, sa résilience et même sa principale force.
Par ailleurs, en dépit des tweets inconséquents du président Trump appuyant les accusations outrancières saoudo-émiraties de terrorisme contre le Qatar, le secrétaire d’Etat à la Défense le général Matis, comme le secrétaire d’Etat Rex Tillerson ont publiquement désavoué ces tweets.
Cela a obligé le président Trump à se dédire et à exhorter le roi Salmane, à qui il a téléphoné le mardi 6 juin, au soir d’engager d’urgence une désescalade de la crise et l’a enjoint à résoudre la crise avec le Qatar. La présence de la base militaire américaine la plus importante au Moyen- Orient, l’Uscentcom, située à Doha avec 10 000 hommes, ainsi que la présence de la Ve flotte américaine, stationnée au sud de l’émirat, dans le royaume très troublé du Bahreïn, justifient l’inquiétude des deux hommes forts en charge de la politique extérieure et de défense des Etats-Unis.
Que visent les Saoudiens à travers leurs pressions ? La tête de l’émir Tamim ou un alignement complet sur leurs positions ?
Il y a les Saoudiens mais surtout les Emiratis à l’origine de cette crise. C’est le cheikh Mohammed Ben Zayed, vice-prince héritier d’Abu Dhabi et homme fort de la fédération et de la région du Golfe, qui est le principal initiateur de cette crise et le fils favori du roi Samanes, le vice-prince héritier saoudien et ministre de la Défense, Mohammed Ben Salmane, qui voit en lui son mentor, est, côté saoudien, celui qui mène cette fronde anti-qatarie. Le roi est plus engagé à obliger l’émir Tamim à davantage s’aligner sur sa position anti-iranienne.
Les deux autres plus jeunes dirigeants ont une position plus dure et veulent obtenir de l’émir Tamim qu’il abandonne totalement son soutien aux Frères musulmans en formulant toute une série de demandes, expulsion de tous les cadres du Hamas, expulsion du cheikh Al Qaradaoui (qui a aussi la nationalité qatarie) et revenir dans le giron du CCG.
Cependant, les Etats-Unis, visiblement très gênés par l’ampleur qu’a pris cette crise, vont exercer une forte pression pour obtenir de ces leaders qu’ils normalisent leurs relations avec le Qatar, car elle a des incidences déstabilisatrices sur toute une région déjà dangereusement instable, comme le prouvent les récents attentats revendiqués par Daech pour la première fois en territoire iranien, mercredi dernier et qui ont fait 13 morts.