Les chemins tortueux de la révolution

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Tandis que la plupart des Tunisiens se débattent avec les considérations matérielles que provoque la vie quotidienne pendant ce mois de Ramadan relativement chaud, le chef du gouvernement semble avoir d’autres priorités : il a engagé une épreuve de force dont il peine à sortir vainqueur, tant du moins que l’armée n’a pas décidé de lui venir en aide.

Il faut rappeler que cet homme, nommé officiellement pour faire évoluer la situation du pays, et probablement choisi avec au moins la bénédiction des services étrangers, principalement américains, s’est très vite trouvé confronté à un choix fondamental : ou bien, il acceptait le jeu que menait la présidence, dénoncer en paroles la corruption, sévir modérément et pendant peu de temps contre quelques délinquants et laisser la situation revenir à ce qu’elle était ; ou bien prendre au sérieux les implications de la décision de lutter contre la corruption, comme le demandent avec insistance toutes les instances étrangères, nationales et internationales, qui jugent que l’évolution actuelle du pays fait courir de très graves dangers en matière de la stabilité régionale.

Si, dans sa très grande majorité, le peuple tunisien s’est félicité, sans toujours croire à la détermination de Youssef Chahed, de son offensive lancée contre les corrompus et les contrebandiers, alliés du terrorisme soutenu par l’étranger, il n’en reste pas moins que ces derniers disposent de soutiens très puissants, qui s’efforcent d’empêcher le déploiement véritable de cette offensive.

L’un de ces soutiens, et non des moindres, est au palais de Carthage, ce qui est un secret de polichinelle ; cela m’avait conduit, dans un précédent article, de parler d’un véritable coup d’État de Chahed. Le locataire du lieu, déjà en butte à de vives critiques de certains organes de presse américains, ne peut réagir ouvertement, mais s’efforce de relancer sa « loi de réconciliation », même réduite aux seuls fonctionnaires, de ralentir ce qu’on a appelé « l’opération mains propres » et, dit-on, de s’opposer à certaines arrestations de mafieux.

Son fils dirige la résistance de son parti et participe à l’action conjointe des partis politiques notoirement impliqués par, au moins le financement de leurs activités par des sources douteuses.

Ces partis, forts à l’ARP, usent et useront de tous les moyens pour saboter l’action des nouveaux « incorruptibles » : ils auraient, selon la rumeur, conclu une alliance visant à ne pas voter la levée de l’immunité parlementaire éventuellement demandée par la justice contre certains d’entre eux, sans considération de parti politique.

Quant aux « barons » de la délinquance, ils disposent de moyens financiers énormes pour soutenir la cohorte des agents de l’État corrompus qui craignent les foudres de la justice, et ne paraissent pas incapables d’appeler à leur secours des forces armées, « terroristes » ou des miliciens, armées et entraînées dans un pays voisin, du moins ils émettent des menaces de cet ordre.

Devant ces résistances, que pourrait faire un chef de gouvernement décidé à remettre de l’ordre, soit par conviction soit pour obéir aux désirs de ses commanditaires américains ou autres, ou les deux ? Sur quelles forces politiques et sociales pourrait-il compter ?

Certes, il s’efforcera de récupérer son parti, Nidaa Tounès, au moins de l’arracher des mains de Hafedh Caïd Essebsi, pour en limiter les possibilités de sabotage de son action. Mais il faut bien dire que ce parti est loin de sembler un bon instrument pour mener une bataille contre la corruption, étant donné sa composition et ses sources de financement. Il semblerait pouvoir s’appuyer aussi sur Mechrouh Tounes, dont le chef semble prêt à se rallier, mais qui traîne nombre de casseroles. Force est de se tourner vers, d’autres côtés.

En premier lieu, vers celle que les réactions exprimées au début des arrestations désigne du doigt : la société civile. Certes Chahed peut, a priori, compter sur le soutien de cette société civile, comme l’ont exprimé les « intellectuels » auteurs d’une pétition de soutien. Mais il ne faut pas oublier que cette société civile, championne du « vote utile » qui a abouti à l’alliance Ennahdha-Nidaa, alors qu’elle voulait ainsi éliminer les islamistes du pouvoir, est facilement manipulée et n’est pas au-dessus des éventuelles intimidations : soutien peut-être, mais soutien fragile à tout le moins.

De même, si l’opinion publique semble acquise à Chahed dans sa lutte actuelle, elle est surtout un soutien moral, de poids, mais également limité en cas d’affrontement ou de menace militaire.

Il reste, au sein de la société politique, celle qui est concernée directement par les enjeux du pouvoir d’État, il reste les cadres de l’administration, ceux qui ont été les principales cibles de la loi de réconciliation prônée par Caïd Essebsi, puisque les corrompus de l’administration ne seraient pas sanctionnés, alors qu’ils sabotent toutes les initiatives et qu’ils sont le plus grand obstacle à l’institution de l’État de droit qu’appellent de leurs vœux ces cadres administratifs honnêtes et loyaux.

Le paradoxe de la situation est que l’ancien chef du gouvernement, Habib Essid, représentait en quelque sorte ces cadres, et que l’éviction de ce dernier et la nomination de Youssef Chahed à sa place avait notamment pour but de les faire taire. Aujourd’hui, bon gré mal gré, Chahed est obligé de s’appuyer sur eux, et de faire en quelque sorte une alliance politique, formelle ou pas, avec Habib Essid pour résister à la contre-offensive de Carthage et ses alliés.

Si on en restait là, cela serait satisfaisant pour les alliés étrangers, américains et européens, de Chahed. Mais ce n’est pas possible : le « peuple de la révolution », qui n’a cessé de mettre en avant ses revendications, va le faire de plus belle, liant la satisfaction de ces revendications à une lutte intransigeante contre ce qu’on nommera par facilité la corruption.

Le seul moyen dont dispose le pouvoir pour s’assurer au moins la neutralité, et peut-être le soutien de cette partie de la population qui ne dispute pas - pas encore ? - le pouvoir d’État, est de satisfaire ses revendications et d’aller vers une alliance politique et sociale de tous ceux qui sont intéressés par une gestion du pays transparente et conforme aux lois : ce faisant, on renforce la révolution et donne aux masses populaires plus de raisons de se battre.

Devant ce type d’alliance, l’intervention étrangère aura beaucoup plus de mal à se justifier, elle ne sera pas aisément tolérée par un peuple de plus en plus convaincu de sa force.

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