Le soufisme au secours de l’islam ?

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Pourquoi ne parler que du « mauvais islam », « radical », alors qu’il existe un « bon islam», « pluriel », une « saine » religion « populaire » ? s’entendit souvent reprocher l’auteur de ces lignes. Pourquoi s’intéresser à un phénomène qui ne concerne que « trois ou quatre pour cent de la société égyptienne » alors qu’« il existe six millions de soufis» ? Pourquoi privilégier l’islamisme alors que chaque religion a ses propres « intégristes » ?

C’était, il est vrai, plusieurs mois avant les élections municipales algériennes de juin 1990 et les secousses que leurs résultats allaient produire dans ces trompeuses certitudes. Mais la rhétorique d’un « bon » soufisme à la fois « populaire », et donc majoritaire (13), « endogène » et donc « authentique »,« apolitique » et donc « modéré », n’a pas disparu pour autant chez les régimes en mal d’appui dans le paysage religieux ou chez tous ceux qui espèrent encore voir émerger de la scène politique arabe une providentielle « troisième force ».

Dans le courant des années 1990 et 1991, nombre de discours ont tenté de faire accroire que les leaders poussiéreux des zaouias algériennes, extirpés des placards de l’histoire nationale où leur complaisance supposée avec les autorités coloniales les avaient relégués, allaient sauver le pays (et l’islam tout entier) de la marée montante du FIS.

Depuis l’observatoire du soufisme, les islamistes sont très régulièrement décrits en situation d’allogénéité, s’excluant d’un « système politique d’inspiration sunnite continuateur en bien des points de celui des Ottomans (14) ». La vieille propension des confréries à ignorer les frontières des États-nations est souvent opportunément oubliée pour mettre en scène un « bon » soufisme « endogène », en butte à un islamisme d’importation.

En Algérie, on a paré ainsi des vertus de l’observation scientifique la représentation de « bons » soufis malékites, et donc « bien maghrébins », menacés par des barbus wahabites importés de la lointaine Arabie. Ces manœuvres très politiciennes n’ont pas toujours été dénoncées : l’auteur d’un dossier consacré à la (bonne) « religion du peuple » algérien (15) se contentait ainsi de noter que si « la somme d’informations et de données sur les zaouias algériennes fournies à l’opinion publique sur une période ne dépassant pas trois mois (mai- juillet 1991) [était] impressionnante», ce n’[était] là que l’effet du « souffle démocratique » qui commençait à traverser le pays”. Le programme de ces zaouias consistait bien évidemment à dire leur « fidélité au président de la République » et à « combattre tous ceux qui, au nom du wahabisme et du chiisme et de tous les autres rites importés, ont tenté et tentent d’introduire des déviations dans le rite malékite, dénominateur commun de la majorité de notre peuple ».

Les différences et les différends qui opposent les deux formes de mobilisation, distinctes socialement, intellectuellement et politiquement, ne sauraient bien évidement être niés. Le développement des confréries, tout particulièrement dans ses formes maraboutiques, est effectivement considéré par les islamistes comme une forme de traditionalisme, suspect sur le plan doctrinal mais également sur le plan politique.

Le message islamiste « a rencontré des obstacles internes dus à l’image traditionaliste de l’islam hérité », considère ainsi le leader islamiste tunisien Rached Ghannouchi. « J’entends par là les enseignements spiritualistes, les formes de culte produites tardivement dans l’histoire et dépourvues de relation avec l’islam : soufisme, mouvement des derviches, visites aux tombeaux d’ancêtres, hadra ou “séances” des soufis, culte des saints, etc. (16). » Malek Bennabi, dans sa Vocation de l’islam, avait, dès 1954, argumenté cette vision du culte des saints, qui a si longtemps fasciné l’orientalisme français, comme une simple expression du désarroi de sociétés profondément déstructurées :

«L’histoire commence avec l’homme intégral, adaptant constamment son effort à son idéal et à ses besoins, et accomplissant dans une société sa double mission d’acteur et de témoin. Mais l’histoire finit avec l’homme désintégré, le corpuscule privé de centre de gravitation, l’individu vivant dans une société dissoute qui ne fournit plus à son existence ni base morale, ni base matérielle. C’est alors l’évasion dans le maraboutisme ou dans n’importe quel autre nirvana, qui ne sont que la forme subjective du “sauve-qui-peut” social (17). »

Le témoignage d’un membre de la Gemaa Islamiyya de Haute-Égypte sur son entrée en politique rend bien compte du contexte où la différence islamiste s’y est affirmée, y compris par la confrontation, contre un soufisme complète- ment identifié au traditionalisme 18 : « Au retour du Caire, nous nous sommes retrouvés en face de plusieurs adversaires.

Les soufis, d’abord, les familles ensuite. Les soufis représentaient un adversaire très fort du point de vue de la doctrine et très actif. L’autre ennemi, c’était les traditions familiales. Les familles représentaient également un adversaire sérieux. Mais c’était un adversaire ne manquant pas de noblesse, qui n’hésitait jamais à vous protéger de vos ennemis, ce qui n’était pas rien. La lutte se déroulait donc en fait à la fois contre les soufis et les familles qui avaient une même position, dont la nôtre différait.

En quoi ? Eh bien, au Sa’id, par exemple, on se salue généralement en disant : Bonjour, les nouvelles sont bonnes ? Qu’est-ce que tu fais, ça va la santé ? (Akhbârek ê ? ’Amal ê ? Al ’awâfî)... et ainsi de suite. Mais nous, nous disions ou nous répondions : Que la paix soit sur vous ! Le fait de répondre “Que la paix soit sur vous”, matin ou soir, sonnait très curieusement aux oreilles des gens du pays. [...] Mon grand- oncle paternel, après s’être entendu répondre ainsi à deux ou trois reprises, alla voir mon père et lui dit : “Je te jure que si ton fils me répond encore une fois comme ça, je lui tire dessus ! Ce gosse, il fait des tas de trucs étranges, il prie comme ça et comme ça, il fait jeûne le mardi et le jeudi, etc.” Nous avions en effet des pratiques “étranges”. Aussi bien notre manière de faire la prière que nos options doctrinales.

Les gens du Sa’id sont de rite malékite. La Gemaa Islamiyya, pour sa part, refuse les différences rituelles et prône la fusion consensuelle entre tous. Nous faisions donc l’objet d’attaques violentes, comme si nous étions porteurs d’une religion nouvelle qui n’était plus l’islam. Le port de la barbe était également un point de discorde. A l’époque, il n’y avait pas à proprement parler de répression : c’est venu plus tard.

La question se posait d’un point de vue purement religieux. [...] Lorsque la guerre avec les soufis a commencé, la police a d’abord laissé faire. Ils ne sont intervenus que lorsqu’ils ont vu que c’était nous qui étions en train de gagner. Les soufis leur servaient d’indicateurs espions. Le différend avec les soufis portait sur les croyances.

C’est sur ce terrain que nous avons débattu. Nous les avons complètement dominés. Nous les avons mis à nu devant tous les jeunes et dans toutes les enceintes. Ils en étaient arrivés à craindre d’avoir à exposer publiquement leur doctrine. A ce moment-là, les jeunes ont complètement renié les soufis. Nous avons gagné le contrôle de toutes les mosquées. Nos prêcheurs étaient tellement demandés qu’il fallait les réserver à l’avance et que nous ne pouvions satisfaire la demande. »

« La relation entre le mouvement islamiste et la mobilisation soufie a varié en fait d’un pays à l’autre », nuance pour sa part Adel Hussein, secrétaire général du Parti égyptien du travail. «En Afghanistan, le soufisme a joué un rôle majeur. Même si la position saoudienne était très critique, les Frères musulmans ont toujours maintenu avec les tendances soufies de la résistance des relations aussi bonnes qu’avec les autres.

Au Soudan, jusqu’à ce jour, les confréries traditionnelles ne se sont pas encore complètement identifiées au mouvement islamiste moderne, même si le contact a toujours été maintenu. En Égypte, on peut dire que c’est la même chose.

Disons honnêtement que la relation entre les soufis et le nouveau mouvement islamiste moderne laisse encore place à un large éventail de différends. Il s’agit encore assurément de deux mouvements parallèles et non d’un seul. Depuis Hassan al- Banna, même s’il a lui-même été conscient de cela et qu’il a tenté de réagir et d’unifier les différents mouvements, il est bien connu qu’en pratique les Frères musulmans ont toujours été des mouvements urbains, travaillant pour l’essentiel dans les classes moyennes, et qu’ils ont laissé la campagne et les quartiers pauvres du monde urbain aux soufis.

Je pense que la relation entre les deux mouvements n’est pas encore assez mûre pour qu’une réelle unification puisse se faire aujourd’hui. Je ne sais pas exactement ce qu’il en est de ce point de vue en Tunisie ou au Maroc, mais en Égypte, nous y voyions une contradiction que nous n’avons pas encore été capables de surmonter. Au niveau idéologique, l’interprétation soufie de l’islam est beaucoup plus primitive et simpliste que le point de vue sunnite. Pour bien des sunnites, elle est étrangère à l’islam.

Pour l’intellectuel musulman que je suis, je crois que notre interprétation de l’islam, dans le secteur moderne ou en territoire urbain et précisément au sein du mouvement islamique, est plus authentique que celle des soufis. Voilà où se situent les différences idéologiques. Tout cela se reflète ensuite au niveau politique. Peut-être à cause de leur position sociale marginale (19) ou leur relative indigence intellectuelle, les soufis sont pour la plupart manipulés par les autorités égyptiennes, comme ils l’ont été auparavant par les autorités britanniques.

Ils ont donc perdu leur double rôle original de leadership religieux et d’opposition politique. Leur attitude sur ce terrain est la conséquence logique de leur arriération doctrinale et de leur marginalité sociale. Voilà donc ce qui nous sépare. »

Le fait que le clientélisme inhérent à l’univers confrérique engendre des réactions à la fois idéologiques et « corporatistes » de résistance à la mobilisation islamiste tend à suggérer l’image, rassurante pour certains, d’une antinomie « islamisme-soufisme » qui ne saurait pourtant être érigée en grille d’analyse. Michel Chodkiewicz, fin connaisseur de l’univers soufi, préfère dénoncer ces oppositions faciles pour souligner (20) l’importance des « zones de grisé » et de « transition » entre les deux formes de mobilisation.

Le fait que le courant islamiste soit nourri très largement, jusqu’au Soudan, presque exclusivement... d’anciens membres de confréries atteste en effet la vocation de celles-ci à alimenter d’autres formes de mobilisation. Hassan al-Banna en constitue l’exemple fondateur ; Hassan Tourabi et la quasi- totalité des Frères musulmans soudanais, Abdessalam Yassine, le leader islamiste marocain, Leith Chubeilat, le Jordanien, etc., en sont d’autres confirmations.

Au Soudan, ce sont les querelles internes aux deux grandes confréries majoritaires (Khatmiyya ou Ansar) qui, en obligeant leurs membres à se positionner autrement qu’en termes d’appartenance à un groupe « primordial », les ont conduits à entrer dans l’univers moderne du politique. La grille de lecture que le politologue égyptien Gamal Abd al-Gawad propose pour rendre compte du rapprochement entre le Front islamique soudanais et les grandes confréries peut sans doute être en partie au moins extrapolée hors du Soudan : « En dépit de ses succès, le Front islamique ne pouvait rester limité aux seules couches modernes.

Pour se transformer en mouvement de masse et s’ouvrir à d’autres catégories sociales, il lui fallait élaborer une autre approche des réalités soudanaises et plus particulièrement de l’islam traditionnel. C’est pendant la phase de leur alliance avec l’ancien président Nemeyri que les islamistes ont mis en place un nouveau langage. Désormais, la coopération avec les tribus et les confréries était admise dans la mesure où ces forces — aussi traditionnelles soient-elles — étaient prêtes à soutenir le mouvement islamiste.

Par ailleurs, l’islam populaire et confrérique n’était plus dénoncé comme une hérésie. Le Front islamique avait compris que, pour se transformer en mouvement de masse, il ne fallait plus raisonner en termes de recrutement des individus dans une société tribale, puisque dans une telle société — à l’exception des catégories modernes — l’individu, par définition, n’existe pas. Il fallait donc s’adresser à des groupes. C’est la prise en compte de cette réalité qui a permis au mouvement islamiste de sortir de l’enclave ville/catégories urbaines modernes et de s’étendre au monde rural et aux zones peu touchées par la modernisation (21). »

Bon nombre de ces glissements sont perceptibles ailleurs en terre arabe : un peu partout, le comportement des islamistes au sein du terroir soufi rural, un temps marqué du sceau de l’autoritarisme et d’un mépris modernisateur responsable de fortes résistances, a singulièrement évolué.

L’histoire longue des confréries démontre enfin que leur première qualité politique est sans doute l’infinie capacité d’adaptation dont elles ont toujours fait preuve (22). La perspective de ralliements et d’alliances de toutes sortes doit donc demeurer présente et les analyses se garder de s’enfermer dans l’impasse d’un « bon islam » soufi qui viendrait, pour peu qu’on l’encourageât, « sauver » le monde arabe du « péril islamiste ».


Notes

12. Dont aucun « relativisme culturel » ne saurait, comme le craint Alain FINKIEKRAUT, justifier la « dissolution » dans le pluralisme des cultures (cf. La Défaite de la pensée, Gallimard, Paris, 1992) : « Dans notre monde désert, par la transcendance, l’identité culturelle cautionne les traditions barbares que Dieu n’est plus en mesure de justifier […]. C’est pourtant […] aux dépens de sa culture que l’individu européen a conquis, une à une, toutes ses libertés, c’est enfin, et plus généralement, la critique de la tradition qui constitue le fondement spirituel de l’Europe mais cela, la philosophie de la décolonisation nous l’a fait oublier en nous persuadant que l’individu n’est rien de plus qu’un phénomène culturel » (p. 143).

13. Cf. notamment Pierre-Jean LUIZARD, « Le soufisme égyptien contemporain », Égypte-Monde arabe, no 2, 1990, p. 36 : « Les confréries soufies continuent à attirer beaucoup plus de monde que ne pourraient le faire les courants de l’islam politique et les courants politiques modernes réunis. »

14. Ibid.

15. « Le premier séminaire des zaouias », Maghreb-Machreq, no 132, mars 1992, p. 53.

16. Entretien avec Christiane SOURIAU, Le Maghreb musulman, op. cit.

17. Notamment, bien sûr, depuis la scène islamiste (Malek BENNABI, Vocation de l’islam, op. cit., p. 27).

18. Entretiens avec l’auteur, septembre-octobre 1993, Le Caire. Abdelharith Madani est un membre de la seconde génération des Gemaate, entré dans le mouvement après l’assassinat de Sadate. Devenu avocat au barreau du Caire, il est depuis lors mort sous la torture, en octobre 1994, au siège de la Sûreté générale de Lazoghli (Le Caire).

19. Cf. la description d’un mawlid (anniversaire de la naissance d’un saint) cairote par Pierre-Jean LUIZARD : « A l’atmosphère du mawlid qui régnait dans la partie “cité des morts” du quartier, s’opposait […] l’indifférence voire l’hostilité des gens […] là où semblent dominer l’association Gam’iya Char’ya, les Frères musulmans et les associations islamistes. Comme s’il fallait pénétrer dans la cité des morts, univers de moindre population et de plus grande misère, pour rentrer dans le monde soufi » [souligné par nous] (« Un mawlid particulier », Égypte-Monde arabe, no 14, 2e trimestre 1993, p. 79).

20. Notamment lors d’une conférence donnée à l’Institut français d’archéologie orientale du Caire, en 1992.

21. Gamal ABD AL-GAWAD, « Deux formes de médiation partisane : islam tradi- tionnel et islam moderniste au Soudan », Égypte-Monde arabe, no 2, 1990, p. 27-34. 22. L’esprit d’un entretien avec le cheikh d’une petite confrérie du sud de Louxor, au demeurant farouche partisan, comme tous ses homologues, de l’application de la chari’a, montre la prégnance des comportements traditionalistes et l’impact qu’aurait de ce fait le moindre renversement d’alliance : « Serait-il possible que des membres de votre confrérie votent pour le candidat du Parti (du travail) islamiste ? » « Certainement pas ! » « Et pourquoi ? » « Parce que c’est moi, professeur, qui décide pour qui ils doivent voter, et j’ai dit qu’on voterait pour X. » « Et si vous décidiez un jour de voter pour les islamistes ? » « Alors, dans ce cas, je te le jure, nous sommes trois mille, pas une voix ne manquera ! » (Entretien avec l’auteur, 1990.)

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